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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

Page 26

by KLASKY


  Clara émet un petit hoquet lorsqu’elle voit le bijou.

  — Quand l’avez-vous donné à nettoyer pour la dernière fois ?

  L'infirmière a l’air surpris.

  — Nous sommes autorisées à porter des bijoux, madame. Des études ont montré que les colliers ne sont pas une menace pour la santé des patients. Maintenant, si vous voulez bien remplir ces formulaires, en indiquant le nom du…

  — Non!

  Clara a crié si fort que, dans la salle d’attente, plusieurs personnes sortent de leur léthargie.

  — Je ne vous parle pas des microbes ! N’importe quel idiot peut se charger des microbes…

  Je fais la grimace. Compte tenu des circonstances, ce n’est pas une bonne idée de traiter d’idiot le personnel de santé. Mais Clara fonce tête baissée.

  — Je parle des énergies négatives que vous avez emmagasinées.

  Les énergies négatives. Je vois l’infirmière analyser chaque mot en plissant les yeux. Je suis sûre qu’elle doit se demander si Clara n’est pas folle à lier. Toujours est-il que R.M. Lampet – c’est le nom que je lis sur son badge – est sur le point de sortir deux ou trois répliques bien senties à Clara, puis elle se ravise, pensant sans doute qu’il vaut mieux me réserver ses commentaires.

  — Si votre grand-mère a une assurance autre que Medicare, veuillez indiquer son nom ici…

  Mais Clara n’a pas l’intention de lâcher le morceau aussi vite.

  — Votre pierre est exposée à une quantité considérable d’énergie négative, ici. Il y a tellement de douleur dans cet hôpital, toute cette peur. Ecoutez-moi… je suis une consultante en vibrations confirmée, et je vous conseille de nettoyer ce truc avant qu’il n’affecte tout votre corps.

  « Consultante en vibrations confirmée » ? L'incrédulité que l’on perçoit dans la voix de l’infirmière Lampet se lit aussi sur le visage des gens, dans la salle d’attente. J’entends deux personnes ricaner. Elles devraient plutôt nous remercier d’embellir leur matinée aux urgences ! C'est quand même gentil de notre part de leur faire oublier leurs peurs et leurs inquiétudes en leur offrant un moment de distraction.

  Ceci dit, je ne sais plus où me mettre. Je lance à l’infirmière :

  — Désolée. Donnez-moi juste ce bloc, et je vais voir ce que je peux faire.

  R.M. Lampet hoche la tête.

  — Surtout, n’oubliez pas d’emmener cette femme avec vous.

  La mort dans l’âme, je traîne Clara vers deux chaises en plastique qui nous tendent les bras. Tandis que j’ôte le capuchon de mon stylo, elle s’exclame :

  — Ce n’est pas une invention de ma part, Jeanette ! Pardon, je veux dire Jane… Cette femme doit mettre cette ambre au grand air, la garder à l’abri de tout contact humain pendant au moins deux semaines. Le mieux serait de l’enterrer, et que cette dame trouve de la laine vierge non teinte pour l’envelopper. J’en ai un peu chez moi, il faudra que je lui en apporte la prochaine fois.

  — Comme vous voulez…

  Quelque chose dans le ton de ma voix lui intime le silence. Je ne sais pas très bien pourquoi… peut-être a-t-elle perçu que je devais faire un effort pour parler les dents serrées ? Elle a sans doute pris conscience que j’avais beaucoup de mal à me contenir.

  Elle reste silencieuse pendant que je remplis les feuillets. On nous demande des tas d’infos sur Mamie : ses allergies connues, ses éventuelles hospitalisations, les interventions chirurgicales qu’elle a subies, les médicaments qu’elle prend. Je connais toutes les réponses.

  Lorsque j’en arrive à la quatrième page du formulaire d’admission, Clara me confie :

  — Je l’adore. Tu le sais, j’espère?

  Par réflexe, je me tourne vers l’infirmière Lampet.

  — Mais non, pas elle ! Ta grand-mère.

  Je prends mon temps pour signer en bas de page, en n’oubliant pas de préciser mon lien de parenté avec la patiente en grosses lettres accusatrices. Petite-fille… C'est écrit là, en noir et blanc, comme un bref constat de l’échec de Clara.

  C'est à cet instant seulement que je lève les yeux sur ma mère biologique.

  — Je sais que vous pensez être à la hauteur.

  Clara pince les lèvres.

  — Je reconnais volontiers que j’ai fait des erreurs, Jeanette, mais…

  — Jane !

  Elle ignore mon intervention.

  — J’ai perdu des années, sur lesquelles je ne pourrai jamais revenir. Je ne m’attendais pas à ce que tu te jettes dans mes bras. Je sais très bien que tu es adulte, que tu as trouvé ta propre voie en ce bas monde et que tu n’as besoin de personne pour prendre tes décisions. Mais j’ai toujours cru que ta grand-mère t’aurait appris sa leçon préférée : garder l’esprit ouvert.

  Voilà ce qu’on appelle un coup bas.

  J’imagine Mamie dans la salle d’examens, avec tout cet attirail médical effrayant. Que penserait-elle de nous si elle nous entendait? Elle ne s’attendait certainement pas à ce que notre visite de ce matin au musée se termine de cette façon…

  Mamie a pardonné à Clara. Pourquoi en suis-je incapable ?

  Tout en reniflant, je me passe la main sur le visage comme pour y effacer toute trace d’émotion, ou plutôt un mélange d’émotions dans lesquelles je me perds, et que les mots de Clara ont fait naître en moi.

  — Je vais rendre le formulaire. Et après, je dois passer un coup de fil.

  — Dis à cette infirmière que je lui apporterai ma solution de tourmaline quand je reviendrai, demain. Ce ne sera pas la solution miracle, mais ça permettra d’allonger la durée de vie de son ambre au minimum de plusieurs mois.

  Je traverse la pièce en traînant des pieds pour déposer le formulaire. L'infirmière Lampet me regarde avec pitié, et vérifie les feuillets en secouant la tête. Dès qu’elle me dit que tout est en ordre, je fouille dans mon sac pour en sortir mon portable.

  Je sors du bâtiment pour téléphoner. Je me force à faire quelques mouvements respiratoires, histoire de me calmer, et j’appuie sur le numéro abrégé de Melissa. Espérons qu’elle a fait cuire une fournée de Folies aux Trois Chocolats, ce matin. Car je ne vois que ça pour m’aider à supporter le reste de la journée!

  Melissa n’en a pas. Mais elle m’apporte mon gâteau favori numéro deux, un moule entier de Délices au Caramel. Le parfum du caramel bien crémeux se mêle à celui de l’avoine qui constitue la base du gâteau. Et la poudre de chocolat sur le dessus apporte un équilibre parfait entre le doux et l’amer.

  J’en mange une demi-douzaine.

  Bof ! Après tout, ce qu’on mange dans un hôpital ne compte pas…

  Nous tenons compagnie à Mamie, dans sa chambre. Je suis ravie d’avoir su renoncer à la tentation de me ronger les ongles jusqu’au sang. Ce vernis à ongles de chez Sephora fait réellement des merveilles.

  Melissa fait circuler une nouvelle fois le plateau de Délices avant de se laisser aller sur le dossier de sa chaise.

  — Si vous voulez mon avis, toute cette histoire d’hôpital n'est pas la pire chose qui soit arrivée ce week-end !

  Clara ouvre de grands yeux.

  — Que peut-il y avoir de pire ?

  Elle et moi sommes restées silencieuses, dans un respect mutuel. J’ai besoin de réfléchir à ce qu’elle m’a dit. Pas cette histoire de nettoyage à la tourmaline, ça, c’est de la foutaise. Non, c’est pour intégrer le reste qu’il me faudra du temps.

  Melissa sourit.

  — Mon rendez-vous d’hier soir!

  J’éclate de rire. Depuis des années, Melissa me régale de ses histoires de rendez-vous foireux, mais Mamie et Clara sont d’accord pour en profiter, elles aussi. Ma meilleure amie tend les mains devant elle comme si elle nous présentait un plateau de biscuits.

  — Mon rendez-vous d’hier soir mériterait de figurer dans le livre des records.

  — Tu l’as connu sur RendezVousd’Enfer.com ?

  Je ne peux m’empêcher de rire en lisant la stupéfaction sur le visage de Mamie.

 
Melissa prend son temps avant de lever le voile sur ce nom mystérieux.

  — C'est le nom d’un site web, madame Smythe. Je remplis un questionnaire, et des hommes en font autant. Et un ordinateur se charge de nous trouver l’âme sœur.

  Mamie pousse un grognement.

  — Une bonne square dance à l’église, rien de tel pour se rencontrer ! C'est comme ça que j’ai fait la connaissance de mon mari. Pas besoin d’ordinateur.

  Melissa s’exclame :

  — J’ajouterai peut-être la square dance à ma liste.

  Je vous jure que j’ignore si elle plaisante ou non.

  — Alors, il était comment ?

  — D’après l’ordi, c’est un médecin.

  — Ooooh…

  Nous nous extasions toutes, comme si nous venions d’exhumer la relique sacrée d’une ancienne civilisation.

  Clara demande :

  — Que saviez-vous d’autre sur cet homme avant de le rencontrer ?

  Melissa compte les points sur ses doigts.

  — Il est médecin. Il préfère un loft en ville à un chalet de montagne. Il préfère la nourriture chinoise aux burgers frites. Il ne lit pas People mais Popular Science. Et sa couleur préférée est le jaune.

  — Melissa…

  Je devine où tout ça va nous mener.

  Elle lève un nouveau doigt.

  — J’allais oublier : il mesure 1,75 m.

  C'est exactement la taille de Melissa. Sans talons. Non qu’elle soit obnubilée par la taille dans sa recherche de l’âme sœur et qu’elle passe beaucoup de temps à se balader en talons aiguilles, mais bon…

  Clara demande :

  — Et ça marche comment ? L'ordinateur vous sort un nom et vous vous contentez de l’appeler pour l’inviter à dîner?

  — Pas tout à fait. Nous commençons par échanger quelques e-mails en utilisant des adresses anonymes créées par l’ordinateur. On ne sait jamais, des fois qu’on tombe sur un tueur à la hache ! Puis nous nous téléphonons. Celui-là m’a paru bien, il avait vraiment le goût des autres, et il était stimulé par le fait de terminer sa médecine. Nous nous sommes mis d’accord pour dîner à Chinatown. Dans un restau qui s’appelle Eat First.

  Comme Mamie a l’air de nouveau totalement perdue, je lui donne quelques explications.

  — C'est un restaurant chinois. Avec un menu qui doit comporter un millier de pages…

  Curieuse, Clara demande :

  — Et alors ? Comme était ce charmant médecin ?

  Mais Melissa n’aime pas qu’on la presse.

  — Je suis arrivée là-bas la première. Jane… écoute un peu ! Je m’étais entièrement changée. Je portais une jupe en jersey et un pull à torsades. Je me suis brossé les cheveux. J’ai même mis du rouge à lèvres.

  Ça m’en dit plus long que tout ce que Melissa pourrait dire à Mamie et à Clara. Si elle s’est maquillée pour ce mec, c’est qu’il lui a plu. Et même beaucoup. Je hoche discrètement la tête pour lui faire comprendre que j’ai saisi le sous-entendu.

  — Donc, je suis arrivée au restaurant la première. Ils m’ont choisi une table et j’ai commencé à consulter la carte. J’avais eu une rude journée au magasin, et je n’avais même pas eu le temps de déjeuner. Je mourais littéralement de faim.

  En hommage aux souffrances de Melissa, je prends un nouveau Délice…

  — Trois hommes sont venus me trouver tour à tour à ma table. Qui eût cru que Eat First pouvait être si populaire en matière de premiers rendez-vous ? Surtout avec des inconnus… Le troisième type avait l’air assez gentil, et j’étais presque sur le point de lui dire que je m’appelais Penelope, que je jouais du piano et que j’attendais – ô surprise ! – un certain George. Mais ça n’aurait pas été correct.

  Nous acquiesçons. Elle a raison, quand bien même il y aurait eu matière à nourrir un sitcom.

  — Et là, Michael-le-Médecin est entré. Il est venu directement à ma table et s’est assis avant même de dire bonjour. Il m’a tendu la main en m’assurant qu’il était ravi de me rencontrer.

  — Et alors ?

  J’ai l’impression d’être sur des montagnes russes, au moment où la voiture atteint le sommet le plus haut.

  — S'il mesurait 1,75 m, c’est qu’il portait des talonnettes.

  Mamie émet un petit hoquet.

  — Non…!

  — Croix de bois croix de fer...! Il avait un corps bizarre. Assis à table, il avait une taille normale, mais debout, il avait les yeux à la hauteur de… euh… de ma poitrine.

  Mamie secoue la tête, bien décidée à être la voix de la sagesse dans ce domaine.

  — Mais… laisseriez-vous une chose aussi futile que la taille d’un homme mettre en danger une histoire romantique qui se présente par ailleurs sous les meilleurs auspices ?

  — Je n’ai rien contre sa taille, mais je n’ai pas apprécié qu’il ait menti à ce sujet. Et comme si ce n’était pas suffisant, il m’a prouvé que le meilleur était à venir. Au moment de passer la commande, il ne voulait pas de bœuf parce qu’il déteste la viande rouge, pas de poisson ni de fruits de mer sous prétexte qu’on ne peut pas se fier au système de réfrigération des restaurants. Au final, il ne voulait d’aucune viande, toutes étant suspectées de contamination ! C'est le mot qu’il a utilisé, contamination.

  Clara s’exclame :

  — Vous savez qu’il y a plein de bons petits plats végétariens dans les restaurants chinois ! J’aime beaucoup ces endroits, ils m’aident à équilibrer mon aura. L'harmonie…

  Soudain consciente de ce qu’elle dit, elle revient au sujet initial.

  — Alors, qu’avez-vous commandé ?

  — Au début, je voulais tester le Tofu du Général Tso. Mais il m’a dit que ce serait un cauchemar pour mes artères. Attendez, pas seulement un cauchemar ! J’ai eu droit à tout un discours sur l’artériosclérose et sur la nocivité des régimes américains. Pas question non plus de riz cantonais ni de Lo Mein. Encore moins des Huit Trésors de Bouddha!

  — Comment ça ? Il a un problème avec les châtaignes d’eau ?

  — Non, avec le baby corn ! Vous comprenez, on n’est jamais sûr que la législation sur le travail des enfants a bien été respectée pendant la récolte !

  Je me laisse aller sur le dossier de ma chaise, à court d’arguments.

  — Mais vous avez mangé quoi, au final?

  — Des won ton de chou cuits à la vapeur accompagnés de riz complet.

  J’éclate de rire.

  — Au moins, vous n’avez pas mis longtemps à manger. Ça te laissait largement le temps de rentrer chez toi pour dîner tranquillement dans ta cuisine. Un vrai dîner, j’entends.

  — Ma chère amie, c’est là que tu te trompes. Michael-le-Médecin est un adepte de la digestion naturelle.

  Clara elle-même ne s’attendait pas à ça.

  — La digestion naturelle... ? Ça consiste en quoi, par rapport à l’autre ? A avaler une poignée d’enzymes et à faire des sauts de cabri ?

  — Digestion naturelle. On doit mâcher chaque bouchée cinquante fois.

  Melissa change de voix, comme pour mieux citer les mots exacts du bon docteur.

  — Mastiquer les aliments jusqu’au bout facilite la libération des hormones, des enzymes de la digestion et des sucs gastriques spécifiques à chacun des aliments mâchés. Mastiquer permet aussi de couvrir de salive tout ce qu’on mange.

  Je suis à la fois fascinée et horrifiée.

  — Et tu as réussi à finir ton assiette de won ton au chou?

  — J’en ai mangé trois.

  — Trois assiettes ?

  — Trois won ton. Après… mon estomac a déclaré forfait.

  Mamie s’exclame :

  — Quel horrible bonhomme!

  — Mais pourquoi a-t-il choisi le Eat First s’il a autant de problèmes avec leur carte ?

  — Vous pouvez me citer un seul endroit susceptible d’avoir sa préférence?

  Clara se met à glousser.

  — Et pour l’addition
, ça s’est passé comment ? Votre part…

  — … s’élevait à huit dollars et vingt-cinq cents. Taxe et pourboire inclus. Un pourboire de dix pour cent parce qu’au bout de la première heure, ils ont cessé de remplir nos verres d’eau.

  — La première heure... ! Mais… combien de temps êtes-vous restés là-bas ?

  — Trois heures et demie.

  Explosion de rire générale. Trois heures et demie pour un won ton au chou et un bol de riz. En plus, il s’est pointé en retard et il a menti sur sa taille. Sans compter l’occasion perdue de jouer pour George les Pénélope joueuses de piano.

  — Je crois bien que c’est ton pire rendez-vous à ce jour!

  Melissa réplique aussitôt :

  — Tu es une femme cruelle et sans cœur !

  Elle jette un coup d’œil à sa montre.

  — Bon, il faut que je file. Le samedi après-midi, c’est toujours la ruée à la boulangerie!

  Clara se lève et s’étire.

  — Je sors avec vous. Il me faut une bouteille d’eau. Quelqu’un a besoin d’autre chose ?

  Mamie et moi déclinons sa proposition. Nous disons au revoir à Melissa, et nous nous retrouvons toutes deux seules dans une pièce soudain trop silencieuse. Après un instant de gêne, je m’approche d’elle.

  — Tu veux que je remonte ton oreiller ?

  — Non, ça va.

  Mais je le fais quand même.

  — Jane…

  Si j’en crois le ton de Mamie, ce n’est pas de son oreiller qu’elle va me parler.

  — Oui?

  — Elle fait des efforts.

  — Que veux-tu dire ?

  — Je vois bien à quel point tu manques de patience avec ta mère. C'est écrit sur ton visage chaque fois qu’elle ouvre la bouche.

  — La plupart du temps, elle dit des trucs sans queue ni tête !

  — Elle est largement aussi nerveuse que toi, tu sais. Elle voudrait que ça fonctionne entre vous.

  — Elle a une curieuse façon de le montrer.

  Je sais, je parle comme une gamine, mais je ne peux pas m’en empêcher. J’essaie de trouver quelque chose à dire d’un peu plus… adulte.

 

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