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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

Page 31

by KLASKY


  — Moi, c’était la 800, la littérature.

  J’ajoute in petto « et une touche de 133 ». La sorcellerie! Avant de dire à haute voix quoi que ce soit que je puisse regretter, je m’empresse d’intervenir sur la conversation en cours.

  — En fait, nous n’utilisons pas la classification décimale de Dewey dans notre bibliothèque. Si nous le faisions, toutes nos collections figureraient sous le même nombre, celui de l’Histoire Coloniale de l’Amérique.

  — Mais oui, bien sûr... !

  On dirait que je viens d’expliquer à l’oncle George je ne sais quel secret de l’univers. Je m’aperçois que son attention se porte soudain sur l’autre bout de la salle. Sauterait-il sur la première occasion d’échapper à une discussion sur les joies et les beautés de la bibliothéconomie ? A moins qu’il ne prenne au sérieux son rôle d’« animateur » de la soirée. Il nous demande poliment de l’excuser et traverse la salle pour discuter avec un donateur potentiel.

  M. Potter, lui, poursuit la conversation.

  — Mais alors, qu’utilisez-vous à la place de la classification de Dewey ?

  Il a l’air si passionné par le sujet qu’il ignore les trois serveurs qui convergent vers nous avec leurs plateaux d’argent et leurs amuse-gueule. J’attrape au passage une côte d’agneau et une serviette en papier. Je pars du principe que j’ai du temps perdu à rattraper après les épisodes de la cuiller et du numéro de danse !

  Ce morceau est un vrai délice ! La viande la plus succulente qu’il m’ait été donné de goûter.

  — Nous avons inventé notre propre système.

  M. Potter en a le souffle coupé. Il est aussi terrifié que si je venais de lui apprendre que nous mettons au point une bombe atomique à la cave !

  — Comme ça ? Sans l’aide de personne? Vous devez être sacrément fière de vous !

  Tout l’amour et le respect qu’il porte à sa femme disparue se reflètent dans ses propos.

  Je lui souris gentiment.

  — Je devrais, oui. C'est que je n’ai jamais reçu de formation en catalogage.

  — Ma Lucinda, si.

  Il pousse un soupir à fendre l’âme.

  — Si nous avions le budget pour, nous embaucherions dès demain quelqu’un comme elle. Les bons catalogueurs valent leur pesant d’or.

  M. Potter jette un coup d’œil vers la piste de danse. Mais je vois à son expression qu’il est ailleurs. Je me demande quels souvenirs, quelles plaisanteries, quel amour secret tout cela lui rappelle… J’ai un pincement au cœur. Serait-il possible qu’un jour je manque à quelqu’un autant que Lucinda manque à cet homme ?

  Je prends une autre bouchée d’agneau, pour essayer de meubler le silence.

  — Jane Madison ! Je ne vous savais pas fan d’opéra.

  Avant même de me retourner – de finir de mâcher, d’avaler et de me sentir gênée d’avoir des allures de femme préhistorique avec mon os d’agneau dans une main délicatement manucurée – je sais déjà à qui appartient cette voix.

  — Jason !

  Je manque m’étouffer après avoir englouti le morceau de viande à moitié mâché.

  Il est superbe ! Il porte un smoking manifestement fait sur mesure. Sa chemise aux reflets brillants se détache sur la large ceinture écarlate. Mes yeux s’attardent sur lui, et je m’aperçois que le rouge est constellé d’or, comme ma robe de soie. Les rayures satinées de son pantalon mettent en valeur la longueur de ses jambes. Je me sens fondre…

  M. Potter s’éclaircit la gorge. Je fais les présentations.

  — Jason Templeton, je vous présente Samuel Potter, l’un des membres du Conseil d’administration du Club des amis de l’opéra. Monsieur Potter, voici Jason…

  Je crève d’envie de dire « mon petit ami », mais les mots restent bloqués dans ma gorge. Pas en public. Pas devant un autre homme que j’ai piégé avec mon sortilège.

  — ... Jason est professeur à l'université de la région Mid-Atlantic. Il vient souvent consulter nos ouvrages.

  Jason s’exclame :

  — C'est la meilleure bibliothèque de la région ! Dans mon cas précis, c’est même la meilleure de toute la côte Est. Et bibliographe est le métier le plus intéressant qui soit dans ce secteur.

  Je vire à l’écarlate.

  L'orchestre entame une valse entraînante.

  — Monsieur Potter, puis-je vous voler la compagnie de Jane pour cette danse ?

  Le vieil homme a l’air déçu, mais il se reprend vite.

  — Bien sûr. Je dois d’ailleurs rejoindre mes autres invités. Vous comprenez, c’est le rôle d’un membre du Conseil d’administration.

  Avant de s’éloigner, il se tourne vers moi.

  — Merci, Jane. Je me souviendrai longtemps de cette soirée.

  — Merci à vous.

  J’espère que Mamie sera fière de moi. Je jette un coup d’œil circulaire, désespérément en quête d’un serveur qui puisse me débarrasser de cet os que j’ai tout de même réussi à envelopper dans la serviette.

  Juste avant de tourner les talons, M. Potter me dit :

  — Donnez-moi ça, je m’en occupe.

  — Je n’ai pas…

  — Vous ne devriez pas faire attendre votre jeune cavalier.

  Il s’empare de la serviette et me fait signe de rejoindre la piste de danse. Je me sens de nouveau comme une gamine qui recrache son chewing-gum dans la main d’un adulte avant de se mettre à table. Mais M. Potter me sourit. Je lui tourne le dos pour aller danser avec « mon jeune cavalier ».

  Jason me guide vers la piste de danse, une main sur ma taille. Mon cœur bat si fort que j’ai beaucoup de mal à respirer. Si Neko m’avait déniché une robe plus moulante encore, tout le monde le verrait battre dans ma poitrine!

  M. Potter est peut-être un piètre danseur, mais Jason, lui, danse comme un dieu. Je me sens en confiance entre ses bras puissants. Il me guide sur la piste sans se donner en spectacle mais je sens bien, tout comme les gens autour de nous, qu’il sait parfaitement ce qu’il fait.

  Où un homme de son âge a-t-il pu apprendre à danser ? Mes copains de lycée ont pour la plupart réussi à s’initier aux pas de base à l’occasion d’une bar mitzvah, ou dans les bals de fin d’année. Personnellement, je ne me serais jamais mise aux danses de salon si l’oncle George n’avait pas insisté autant et si je n’avais pas suivi les cours d’un certain Arthur Murray que Mamie a tenu à m’offrir pour mes seize printemps…

  Ceci dit, comment pourrais-je mettre en doute la façon de valser de mon Petit Ami sur la piste de danse du Gala des Moissons ?

  Je retrouve suffisamment de présence d’esprit pour dire :

  — Que faites-vous ici ?

  — Les gens de l’opéra ont contacté l’université à propos de cette collecte de fonds. Ils nous ont dit qu’ils voulaient nouer des liens avec nous. Le chef du département Histoire est un grand amateur d’opéra, et il a acheté des tickets pour tout le monde, pour souder l’équipe.

  Jason fait un signe de tête en direction d’un groupe de gens, dans un coin, tout au fond de la salle. Je leur jette un coup d’œil, et j’aperçois Ekaterina plantée au beau milieu d’eux. C'est vrai qu’un responsable de département capable d’attirer ici mon Petit Ami a très bien pu attirer de la même façon la Danseuse sur Glace…

  Jason me demande à son tour :

  — Et vous, que faites-vous ici ?

  — Ma grand-mère, Sarah Smythe, fait partie du Conseil d’administration. Elle est de ceux qui pensent que créer des liens entre le Club et les universités est une bonne idée.

  Il sourit, et je me sens défaillir…

  — Je devrais la rencontrer pour la remercier de m’avoir fait venir ici, et m’avoir permis de vous revoir. J’aurais dû vous passer un coup de fil, la semaine dernière, mais c’était la folie ! Je dois rendre un article le quinze ! Vous savez ce que c’est : il faut publier pour durer.

  Je reprends une respiration normale (c’est la première fois que je renouvelle l’air de mes poumons depuis que je m
e suis retournée vers Jason). Voilà donc pourquoi il ne m’a pas téléphoné. Il croulait sous le boulot, c’est tout. Rien de bien méchant. Ça arrive à tout le monde, même à moi.

  — Laquelle de ces personnes est votre grand-mère ?

  — Elle n’est pas ici ce soir. Elle se remet d’une pneumonie.

  — Dommage ! Il faudra que je la rencontre une prochaine fois.

  Il m’attire à lui et m’entraîne dans un tourbillon gracieux.

  C'est alors que l’idée me vient. Un plan parfait. J’ai déjà promis à Mamie que j’irais à la Ferme, et elle m’a dit que je pouvais amener quelqu’un. Après ma petite séance… de pelotage sous l’escalier du La Perla, il est temps de voir jusqu’où mon Petit Ami est prêt à me suivre…

  Je ferme les yeux et je me penche vers l’oreille de Jason.

  — Si vous veniez à ma réunion de famille ?

  Il s’immobilise presque sur place, ici, au beau milieu de la piste. Ce n’est pas exactement la réaction que j’espérais. Mais il récupère rapidement ses jambes et son talent de danseur, et me demande :

  — Ça se passe quand ?

  — Le troisième week-end d’octobre. Autrement dit, dans trois semaines. Nous nous réunissons dans le Connecticut, à la ferme familiale. Mamie sera là, avec deux douzaines de cousins, de tantes et d’oncles !

  — Le troisième week-end ? C'est le jour de la politique historique…

  — Pardon?

  — La Société américaine de politique historique. C'est notre syndicat professionnel à nous autres, professeurs d’histoire. Et la réunion annuelle se tient toujours le troisième week-end d’octobre.

  — Ah bon…

  Je sais bien que je ne devrais pas être aussi déçue. Il y a cinq minutes encore, je n’avais même pas envisagé de lui demander de venir ! Je lève les yeux et je vois son regard se porter vers l’autre bout de la piste de danse, là où se trouvent ses collègues. Il doit déjà imaginer les bons moments qu’ils passeront, leurs discussions passionnées sur la dialectique de Hegel ou le dualisme cartésien en buvant bière sur bière au bar de l’hôtel où la conférence aura lieu.

  Il me serre tout contre lui, les mains plaquées sur mon dos.

  — Cette réunion, elle dure tout le week-end ?

  — Du vendredi après-midi au dimanche après-midi.

  — Impossible d’arriver avant le samedi. Je suis pris le vendredi soir et je ne peux pas annuler. Mais je pourrais vous rejoindre après, en voiture.

  Je sais que la musique continue, et que d’autres couples dansent autour de nous. Je sais que Jason me tient serrée contre lui, et qu’il attend que je dise quelque chose.

  Le petit monde dans lequel je vivais est en train de s’ouvrir, de s’élargir, comme au théâtre lorsque le rideau se lève et que la pièce commence. Lorsque tout devient possible sur scène, et que le public découvre ce qu’on lui propose.

  Je finis par dire :

  — Ce serait génial.

  Soudain, je me dis qu’il va m’embrasser, là, sur la piste de danse de la salle de bal du St Regis, qu’il va prendre dans ses bras ma superbe robe de soie verte, admirer ma coupe de cheveux, mes ongles manucurés, et plonger son regard dans mes yeux enfin libérés de leurs lunettes.

  Mais l’orchestre s’arrête de jouer. La valse prend fin, et tout le monde se met à applaudir. Du coin de l’œil, je vois les gens s’agiter, et la seconde d’après, l’oncle George surgit près de moi.

  — Jane ! L'offre de ta grand-mère sur le tableau de Schmidt a fait l’objet d’une surenchère. Tu devrais aller voir ce qui se passe et la contacter pour voir si elle est prête à payer plus cher.

  — D’accord.

  Je n’ai qu’une envie, c’est qu’il s’en aille, lui et tous ses copains fans d’opéra. Qu’il me laisse ne serait-ce qu’une minute de plus avec mon extraordinaire, superbe et incroyable Petit Ami. Mon Petit Ami qui va me rejoindre à la Ferme. Et qui va me sauver, après des années à entendre mes tantes et mes cousins me demander comment je pouvais rester célibataire aussi longtemps.

  L'oncle George se tourne vers Jason.

  — Vous me voyez navré de devoir vous interrompre.

  Jason incline sa tête de statue grecque.

  — Mais je vous en prie. Je devais justement rejoindre mes amis.

  Il garde toujours ma main dans la sienne, et avant de s’éloigner, il exerce une légère pression sur mes doigts.

  — Nous pourrons reprendre notre discussion à la bibliothèque la semaine prochaine, Jane. Je suis impatient de voir ce que vous avez trouvé concernant la profession d’apothicaire. C'est le dernier chapitre qui manque à mon article.

  — Je vous le remettrai lundi matin au bureau d’accueil.

  J’ai l’impression de parler en langage codé devant l’oncle George. Ce que je voulais dire en fait, c’est : « Rendez-vous à la Ferme ! »

  — Magnifique!

  Un dernier sourire, et le voilà parti avec sa large ceinture écarlate, son smoking de rêve, et j’en passe. L'oncle George est obligé de me rappeler à l’ordre trois fois avant que je sois enfin prête à aller voir où en est la vente aux enchères.

  24

  David s’écroule sur le canapé avec un soupir de frustration.

  — Jane ! Vous ne vous concentrez pas assez !

  — J’essaye!

  — Non, c’est faux.

  Il ramasse le cristal de feldspath rose posé au beau milieu de la table basse. Il m’a expliqué je ne sais combien de fois que cette pierre était censée m’aider à concentrer mes pensées. Je devrais être capable de voir à travers et de canaliser mes énergies lorsque je prononce une formule magique.

  Je lance un regard furieux en direction de la pierre.

  — Je ne pense pas tirer ma force de ces cristaux.

  Il me répond d’un ton parfaitement posé :

  — Il semblerait pourtant que ce soit le cas avec votre mère.

  Neko a le bon goût de sursauter en entendant ces mots. Il m’a entendue râler suffisamment souvent contre Clara pour savoir que le fait de citer son nom ne me rendra pas plus docile avec mon gardien.

  Je réponds à David, en insistant lourdement sur le prénom de ma mère.

  — Si Clara avait pris la peine de me former, peut-être que j’aurais moins de mal à assimiler tous ces trucs de sorcière, aujourd'hui ! Et que je serais prête à accepter de suivre des cours, si tant est qu’il y ait un professeur digne de ce nom dans le coin…

  David ouvre la bouche pour me répondre, mais il se ravise, soucieux de ne rien ajouter qu’il puisse regretter après. Neko fait la grimace, puis se lève et s’étire.

  — Et si je vous faisais une bonne tasse de thé…

  David regarde mon démon familier et lui répond d’un air courroucé :

  — Nous n’avons pas besoin de thé. Ce qu’il nous faut, c’est un peu moins d’apitoiement sur nous-mêmes et un peu plus de concentration.

  Neko se place entre nous, à égale distance de l’un et de l’autre, et hausse les épaules.

  — Il me semble que l’un de nous a besoin d’un bon petit somme. Nous sommes terriblement grognons, ce soir, non ?

  Il entre dans la cuisine en se trémoussant avant que David ou moi ayons le temps de lui demander qui de nous est censé être le plus fatigué.

  Je me cale le dos contre les coussins du canapé et je soupire en chassant de mes yeux cette stupide frange. Je n’ai jamais eu de problème avec mes cheveux tant que je les portais longs et bouclés. Je ferme les yeux, soudain trop épuisée par ces leçons pour pouvoir m’intéresser à ce qui se passe autour de moi. Mais je n’éprouve aucun besoin de dormir.

  Je lance en direction de la cuisine :

  — Neko… j’ai très envie d’une bonne tasse de thé.

  Il ne répond pas, mais j’entends la bouilloire heurter l’évier.

  David n’a pas l’intention d’en rester là.

  — Ma mission n’est pas de vous former, vous savez. Je suis ici pour vous protéger, assurer votre sé
curité. Si j’ai commencé à vous en apprendre davantage sur vos pouvoirs, c’est parce que vous me sembliez totalement désemparée.

  Je ne prends même pas la peine d’ouvrir les yeux. Malgré ma lassitude, je parviens à répondre :

  — Eh bien, c’est parfait. Ne me donnez plus de cours.

  Il reste un bon moment silencieux, et je me demande quelle tête il peut faire. Nous avons travaillé ensemble à deux reprises depuis le Gala des Moissons, et il s’est plaint chaque fois de mon manque d’application. Je ne savais pas très bien ce qu’il attendait de moi. Je me disais qu’il était peu probable que je change de statut du jour au lendemain, que Jane Madison, simple bibliothécaire et doux agneau, laisse la place à Jane Madison la Supersorcière.

  Et puis, j’ai d’autres choses, des choses importantes, en tête. Mon Petit Ami, par exemple, et notre week-end à la Ferme qui approche à grands pas. Depuis le Gala, je n’ai vu Jason qu’une seule fois, pour lui remettre ma recherche sur les apothicaires qu’il a d’ailleurs jugée – ma modestie dût-elle en souffrir – inestimable. A présent, il me demande de fouiller dans les archives sur les sages-femmes. Il pense que Chesterton et sa femme auraient pu perdre des jumeaux avant la naissance du jeune George, et que cette perte pourrait modifier l’image de fermier stoïque que se faisaient les spécialistes jusqu’ici… Jason pourrait glaner de quoi pondre un nouvel article susceptible de faire avancer sa carrière.

  David interrompt mes pensées vagabondes. Il a le ton d’un père usé par une gamine ingérable.

  — Vous ne comprenez pas.

  Je me force à m’asseoir et à ouvrir les yeux.

  — Dans ce cas, expliquez-moi ! Dites-moi ce que je rate, et en quoi c’est si important. Il y a une centaine d’autres choses que je préférerais faire, vous savez. Ce soir, je suis censée aller à mon cours de yoga avec Melissa, et je dois préparer mes affaires pour le week-end. Je pars demain matin.

  — Je sais.

  Je perçois sa désapprobation. Ça crève les yeux (en l’occurrence, je devrais plutôt dire les oreilles…).

  — Qu’essayez-vous de me faire comprendre? Etes-vous en train de me dire que je ne devrais pas aller à ma réunion de famille ?

 

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