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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

Page 32

by KLASKY


  — Je n’ai rien contre votre famille.

  Il insiste juste un peu sur le dernier mot, mais la réponse est très claire.

  Jason. Je n’aurais jamais dû lui dire que Jason m’accompagnerait à la Ferme.

  Que voulez-vous, David Montrose a laissé passer sa chance. C'est quand même lui qui, sur le seuil de ma porte, m’a embrassée pour me souhaiter une bonne nuit… avant de décréter qu’il était préférable pour nous deux de mettre fin à notre « relation » avant même qu’elle ne commence ! Mais personne ne m’a demandé mon avis, que je sache !

  De toute façon, je n’échangerais jamais Jason contre David. Ça, sûrement pas !

  Je connais Jason. J’ai passé quasiment une année entière à observer chacun de ses mouvements. Pendant tout ce temps où il n’était que mon Petit Ami Virtuel, j’ai mémorisé ses préférences, ses manies, toutes ces petites choses attachantes qui faisaient battre mon cœur dans ma poitrine.

  Je ne connais pas assez David pour me mettre dans tous mes états à cause de lui. Je ne reste pas muette devant lui, je ne remets pas en question chaque mot, chaque pensée que je peux avoir en sa présence. Avec David, le courant ne passe pas. Je n’ai pas d’envie irrésistible de flirt. C'est mon gardien, tout simplement.

  Mais il se comporte comme s’il était responsable de ma vie en général. Y compris de ma vie privée.

  Neko sort furtivement de la cuisine avec un plateau chargé de théières, de mugs et de cookies au beurre, sans oublier le pot de crème de la taille du Montana. Il nous verse à tous du thé Oolong, puis prépare le sien en ajoutant une malheureuse cuillerée de thé à une tasse pleine de crème ! Il souffle sur sa mixture tiède puis la boit délicatement.

  Quand il finit par s’apercevoir que David et moi évitons consciencieusement de nous regarder, il s’informe.

  — Vous n’avez pas l’air de vous amuser…

  Je croise les bras d’un air buté.

  — Je m’amuserai demain après-midi, dès que je serai dans le Connecticut !

  Je sais que je me conduis comme une ado insolente, mais que voulez-vous que je réponde à ça ? David a fait resurgir en moi le côté sombre de ma personnalité. S'il s’obstine à se comporter comme un prof de lycée, je vais retomber dans mes travers d’étudiante.

  Comme je m’y attendais, David pousse un soupir d’exaspération et repose son mug.

  — Vous savez, Jane, rien ne nous oblige à faire ce que nous faisons. Il vous suffit de rendre tous les livres de la cave et de laisser l’Assemblée des Sorcières s’en charger. Et jamais plus vous n’en entendrez parler ! Même chose pour les cristaux. L'Assemblée serait ravie de posséder la collection entière.

  Neko pose brutalement son mug sur la table, faisant sauter quelques gouttes de sa boisson par-dessus bord.

  — Super, comme conseil!

  Il jette un regard assassin à David. Je me souviens aussitôt que Neko a été un chat noir. A quoi ressemblerait-il s’il lui prenait l’envie d’attaquer sous son apparence de félin ?

  David répond à mon démon familier, le regard toujours rivé sur moi :

  — Ce n’est pas un conseil, Neko, juste une constatation. L'Assemblée n’est pas intervenue jusqu’ici parce que je l’ai convaincue que tout le matériel stocké en bas était aux mains d’une sorcière confirmée.

  Il pointe le doigt sur mon démon familier.

  — Le fait que Jane ait été capable de vous réveiller montre, d’une certaine façon, que la magie l’accepte. Mais l’Assemblée commence à devenir curieuse et se pose des questions. Elle s’impatiente. Elle veut rencontrer Jane, juger de ses capacités. Et elle veut savoir ce qu’il y a exactement dans cette collection. Je ne peux pas éternellement remettre les choses à plus tard.

  Je réponds avec un peu plus de véhémence que je ne l’aurais voulu :

  — Ça suffit, David ! Qui vous a demandé de faire ça ! Tout ce qui m’intéresse, c’est qu’on me fiche la paix jusqu’à ce que ma réunion de famille soit passée. Est-ce trop demander ? Les grimoires sont restés des décennies dans cette cave, ils attendront bien un week-end de plus…

  David soupire.

  — O.K., allez-y. Prenez votre week-end !

  Surprise par une victoire aussi rapide, je m’adosse de nouveau au canapé et je cache ma jubilation derrière une gorgée de thé. Mais en repensant à l’inquiétude de Neko, je me dis que l’enjeu doit être supérieur à ce que j’avais imaginé au départ.

  — David ?

  — Quoi?

  Il a l’air aussi contrarié que moi tout à l’heure !

  — Si je rends ces livres, qu’arrivera-t-il à Neko ?

  David observe le jeune homme assis sur sa chaise, à côté de moi. Neko, de son côté, prend bien soin d’éviter notre regard. Il a l’air totalement fasciné par les dessins qu’il découvre à la surface de son horrible mixture.

  David me répond d’une voix douce :

  — Il doit suivre les livres. C'est le démon familier de la collection.

  — Ah bon ? Je croyais qu’il était au service d’une sorcière, moi en l’occurrence…

  C'est fou ce que les mots de David me font mal. Certes, Neko peut se montrer pénible ou agaçant par moments, mais je me suis habituée à partager la maison avec lui. J’ai toujours cru qu’il était là pour m’aider, qu’il resterait auprès de moi.

  — Si la collection vous appartient, il vous appartient. Mais si vous n’en voulez plus, il sera au service de la prochaine sorcière qui aura le pouvoir de le transformer.

  Neko fait tout pour éviter mon regard.

  Je me demande s’il pense à cette maison, qu’il a fini par considérer comme la sienne, ou au marché aux poissons en bas de la Trente et Unième Rue, ou à la crème qu’il s’est mis à acheter par boîtes de un litre. Ou à Roger. Ou à moi.

  Je soupire.

  — Bon. Dès que je serai de retour de la Ferme, je ferai des efforts pour vos cours de sorcellerie. Mais pour ce week-end, je n’ai pas le choix. Je l’ai promis à Mamie.

  Neko ajoute, en s’emparant d’une galette au beurre sur le plateau :

  — Et à Jason.

  — Pardon?

  Ce n’est pas une question mais un cri qui s’échappe de ma bouche.

  C'en est donc fini de la loyauté éternelle de Neko. Avec tous les sacrifices que je fais pour le protéger des inconnus !

  David s’est figé sur place en entendant le prénom de mon Petit Ami.

  Je lui lance :

  — Que pouvez-vous reprocher à Jason Templeton ?

  David me regarde fixement.

  — Vous voulez vraiment que je réponde à cette question ?

  Ce ton convaincu, ce calme me plongent dans une colère noire.

  — Oui ! Je suis fatiguée de vos allées et venues dans cette maison, et de voir la tête que vous faites chaque fois que son nom vient sur le tapis. Comme s’il y avait une compétition entre vous ! Mais ce n’est pas le cas. Jason Templeton n’a rien à voir avec vous, Scott !

  Je suis si surprise qu’il me faut un moment pour réagir. Le nom de mon ex-fiancé plane dans l’air, reprenant vie, forme et substance, comme Neko il n’y a pas si longtemps.

  Pour finir, c’est Neko lui-même qui rompt un silence chargé de non-dit.

  — Si on arrêtait? Tout ça est un peu embarrassant, non ?

  — Vous, taisez-vous !

  Puis je me tourne vers David dont le visage a repris son impassibilité habituelle.

  — Je parle sérieusement. Jason n’a rien à voir avec vous. Il n’appartient pas à votre monde de sorciers, de gardiens et de démons familiers…

  — Mon travail, c’est d’assurer votre sécurité.

  Sa voix est si éteinte qu’elle semble venir d’un million de kilomètres d’ici.

  — En quoi Jason constitue-t-il une menace ? Vous croyez qu’il va débarquer ici avec un pieu, ou une balle en argent, ou que sais-je encore pour tuer des sorcières ?

  — Bien sûr que non.

  David s’est exprim
é avec élégance et calme, comme s’il avait passé sa vie à faire disparaître toute trace d’agressivité dans sa voix.

  — Serait-il une menace pour mes pouvoirs ? Croyez-vous qu’il puisse décider brusquement de brûler les grimoires de la cave ? Ou de voler les cristaux, ou encore de poignarder Neko ?

  — Je n’ai aucune raison de le penser.

  La voix de David ressemble à celle de M. Spock. Elle est totalement dépourvue d’émotion.

  — Donc, vous pensez qu’il va voler tout ce qu’il y a à la cave pour empêcher l’Assemblée de s’en emparer ? Ou vendre la collection au plus offrant au marché noir de la magie ?

  — Non.

  Je me lève en esquissant un geste vers la porte.

  — Cette conversation est terminée.

  David me regarde longuement, et je vois les muscles de ses mâchoires se crisper comme s’il se mordait les lèvres pour ne pas répondre. Il me rappelle le David que j’ai rencontré le soir où j’ai réveillé Neko. Le David sombre et furieux.

  Envolé l’homme qui avait changé de comportement pour me plaire ! Je n’ai plus devant moi qu’un homme faisant tout ce qui est en son pouvoir pour me tester. Petruchio faisant claquer son fouet pour dompter la Catharina rebelle que je suis… On dirait qu’il essaie de me décourager, de m’éloigner de lui.

  Et il y réussit remarquablement bien.

  Il pose son mug et se lève, brosse son pantalon du revers de la main comme pour chasser d’invisibles miettes, puis il regarde Neko pendant quelques secondes. Mon démon familier soutient son regard, et ses yeux en amande sont aussi froids, fixes et distants que ceux d’un chat.

  David s’exclame :

  — Très bien. Plus de leçons.

  J’attends qu’il termine sa phrase, mais comme rien ne vient, c’est moi qui lance d’une voix aussi ferme que possible :

  — Jusqu’à mon retour de la Ferme.

  Il secoue lentement la tête.

  — Non. Je ne vous donnerai plus jamais de cours. La situation est devenue trop confuse, je m’y perds. J’espérais éviter cela, mais je constate que je n’ai pas réussi.

  Il me tend la main, comme pour conclure un marché. Je la regarde sans tendre la mienne.

  — Vous plaisantez, je suppose ? Vous voulez m’obliger à réfléchir ce soir à ce que vous venez de me dire, et à prendre conscience que j’ai besoin de vous avant de retourner à l’école des sorcières comme une élève bien docile. C'est ça ?

  Il ne répond pas. Je regarde Neko, mais ce dernier ne me donne plus aucun conseil. Il a les yeux rivés sur David, prêt à bondir, aussi concentré qu’un chat à l’affût d’un oiseau à l’aile brisée.

  Je retente le coup.

  — Vous voulez que je vous présente des excuses ? C'est ça que vous voulez ? Vous voulez m’entendre dire que je suis désolée et que je veux continuer à suivre vos cours ?

  David me répond d’une voix parfaitement calme.

  — Je ne veux rien de tel. Je veux que vous soyez contente de votre vie. Que vous appreniez à savoir qui vous êtes et ce que vous êtes. Je veux que vous soyez équilibrée, pour découvrir votre force et vos pouvoirs naturels. Je veux que vous soyez heureuse, Jane.

  — Et vous pensez que votre départ va me rendre heureuse ?

  — A court terme, oui.

  La voix est sèche, comme s’il s’était perdu en plein désert.

  — Et à long terme... ?

  — C'est l'Assemblée des Sorcières qui avisera. Elles vous enverront le formateur qu’il vous faut, quelqu’un habitué à donner des cours aux sorcières. Mais n’ayez crainte, tout se passera bien. On ne vous testera pas jusqu’à ce que vous soyez capable de révéler votre vrai potentiel.

  A l’entendre, tout paraît si simple, si logique. Si parfaitement normal.

  — Et si je ne suis pas capable de retenir les leçons du formateur choisi par l’Assemblée ?

  — Dans ce cas, on vous reprendra les livres.

  — Et Neko avec ?

  Il hoche la tête, sans accorder le moindre regard à mon démon familier.

  — Et Neko avec !

  Avant que je puisse essayer de formuler un début de réponse, David se dirige vers la porte d’entrée.

  — Profitez bien de votre séjour à la Ferme, Jane. Mais soyez prudente. Et lorsque vous serez de retour, appliquez-vous ! Travaillez bien avec votre nouveau professeur.

  Et le voilà parti.

  Mon gardien descend l’allée devant chez moi. Je le suis du regard jusqu’à ce qu’il tourne au coin de la bibliothèque et disparaisse de ma vue. Jusqu’à ce que je comprenne clairement qu’il ne reviendra pas.

  Je m’assieds sur le canapé en fixant Neko. Je ressens une douleur au creux de l’estomac, et je me rends compte que je suis au bord des larmes.

  C'est comme si David et moi venions de rompre. Nous ne sommes pas sortis ensemble, mais nous venons de rompre. Allez comprendre ! Nous n’avons partagé qu’un seul baiser, et voilà que j’analyse chaque mot de notre conversation, en essayant de comprendre ce qu’il a voulu dire, pourquoi il a cru bon de me parler et ce qu’il entendait par…

  Je connais ce sentiment. Je m’en souviens. C'est ce que j’ai éprouvé la dernière fois que Scott m’a appelée de Londres. J’ai vécu avec ce sentiment je ne sais combien de temps après que mon cher fiancé m’a dit que nous devions faire d’autres rencontres. Qu’il avait d’ailleurs commencé à fréquenter quelqu’un et qu’il voulait que je lui rende sa bague !

  Mais pourquoi David Montrose provoque-t-il chez moi le même genre de réaction? Alors que ce qui nous divise, c’est Jason, mon Petit Ami, le véritable amour de ma vie…

  J’avale ma dernière gorgée de thé en fermant les yeux, comme s’il s’agissait d’un verre de vodka. Ou d’un mojito. Est-il trop tard pour appeler Melissa ?

  Je consulte ma montre : 22 h 30 ! Trop tard pour entamer une mojitothérapie.

  Je ferme les yeux et je m’affaisse dans mon canapé.

  Neko se décide à rompre le silence.

  — Le bûcher.

  — Quoi?

  — On brûle les sorcières. Les pieux, c’est pour les vampires et les balles en argent pour les loups-garous.

  — Mon Dieu, c’est vrai ! Merci.

  — Je suis là pour vous aider. Encore un peu de thé ?

  Je secoue la tête et je m’arrache avec effort à mon siège. C'est l'heure d'aller au lit, de profiter de la nuit pour faire la part des choses.

  Demain, il fera jour. Une nouvelle journée commencera pour moi. Je me lèverai tôt pour faire mes bagages et je prendrai un taxi pour passer prendre Mamie. Puis nous nous rendrons à la Ferme en voiture. Lorsque Jason arrivera le samedi, je veux être fin prête. Et je n’aurai plus à me soucier des sorcières, des gardiens et des démons familiers avant la fin de ce long week-end.

  25

  Le lendemain matin, il fait encore nuit lorsque je tente de partir.

  Je dis bien « je tente »… En fait, je dois m’y prendre à trois fois pour franchir la porte. D’abord, j’oublie la clé de l’appartement de Mamie. Ensuite, je laisse derrière moi la trousse où j’ai soigneusement stocké mes produits de beauté Sephora. Et pour finir, j’oublie la boîte de préservatifs qui languissait dans ma table de nuit depuis près d’un an. C'est Melissa qui me l’a offerte un jour, pour fêter – si l’on peut dire – ma liberté retrouvée après que j’ai rompu mes fiançailles avec Scott. A l’époque, je n’ai pas beaucoup apprécié son cadeau, mais aujourd’hui, je sens une onde d’excitation m’envahir rien qu’en pensant à l’usage que j’ai l’intention d’en faire. Mieux vaut tard que jamais!

  Neko s’approche de moi au moment même où je franchis la porte d’entrée pour la troisième fois.

  — Ne faites pas trop de bruit pendant mon absence.

  Il hoche la tête en prenant des airs d’ado abandonné tout seul chez lui pour la première fois de sa vie…

  — Je vous ai laissé de quoi manger dans le frigo.

  — Du saumon?

 
— Non, du poulet.

  Il fait la grimace, histoire de me montrer ce qu’il pense de ce choix. Je hisse mon sac sur mon épaule en me battant avec la bandoulière qui emprisonne mes cheveux.

  — Vous me trouvez comment ?

  — Il n’arrivera pas avant demain.

  Je me force à jouer la surprise.

  — Qui ça ?

  — Soyez prudente, Jane.

  — On croirait entendre David !

  — David a peut-être beaucoup de défauts, mais il lui arrive d’avoir raison.

  — Eh bien, pas cette fois. Je vais passer un merveilleux week-end avec Jason. Et quand je reviendrai, nous réglerons cette histoire de sorcellerie une fois pour toutes.

  Neko shoote dans une pierre à demi enterrée dans l’allée du jardin et se fait rassurant.

  — Sérieusement, vous n’avez pas à vous inquiéter. Je ne laisserai personne prendre les livres. Et soyez certaine que je ne laisserai personne vous prendre, vous.

  Il donne un nouveau coup de pied dans le caillou, mais le cœur n’y est pas. Il me décoche alors, avec un sourire forcé :

  — Ne me dites pas que vous allez coiffer vos cheveux comme ça !

  — Pourquoi ? Ça ne vous plaît pas ?

  Exaspérée, je réintègre en vitesse la maison. Un bref arrêt dans ma chambre pour récupérer un chouchou noir, puis je passe en coup de vent dans la salle de bains et là, devant la glace, je relève mes cheveux en chignon.

  Cette fois, je me sens fin prête pour le départ. Je me penche pour embrasser Neko sur la joue.

  — A dimanche soir !

  — Ciao!

  Il fait un cinéma pas possible pour me dire au revoir.

  J’ai la chance de trouver un taxi à un pâté de maisons de chez moi. Mamie m’attend dans le hall de son immeuble, sagement assise sur un banc, près des boîtes aux lettres. Je m’empare de sa petite valise et je la conduis vers les ascenseurs qui mènent au garage.

  Et nous voilà parties.

  Nous faisons une brève halte pour prendre Clara. Je m’aperçois, non sans un vague sentiment de honte, que j’ignorais totalement où ma mère biologique habitait. En fait, Clara a loué une maison mitoyenne dans la banlieue nord de Silver Spring. Je n’entre pas chez elle, mais la façade de l’immeuble est modeste : un bâtiment en brique rouge avec une porte d’entrée vert camouflage et des jardinières vides blanchies à la chaux.

 

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