COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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Comme Mamie me l’a demandé, je sonne à la porte de Clara. Elle ouvre presque aussitôt, mais elle nous fait attendre près d’un quart d’heure tandis qu’elle court à droite et à gauche pour récupérer les dernières affaires dont elle a besoin pour le week-end. Je commence à m’énerver, mais je repense au temps qu’il m’a fallu pour rassembler mes affaires… et ça me calme ! Telle mère, telle fille ? Cette seule pensée me terrifie.
Le trajet jusqu’à la Ferme se passe sans incident. J’avais oublié à quel point j’adore conduire, même si la voiture est l’immense Lincoln Town Car de Mamie. Chaque fois qu’elle monte dedans, Mamie s’exclame que c’est « la plus jolie voiture qu’on puisse trouver ». Elle s’en sert pour aller à l’épicerie et aux réunions du Conseil d’administration de son club d’opéra, mais le véhicule passe le plus clair de son temps dans son garage.
Nous faisons plusieurs haltes en chemin pour manger, boire… et éliminer. Mais nous rattrapons largement le temps perdu, et nous arrivons à la Ferme sur le coup de 13 heures. Dès que je mets le pied dans la véranda qui fait le tour de la maison, je replonge dans mon enfance et toutes ces années où j’adorais passer mes vacances dans le Connecticut. Comme lorsque j’étais gamine, je pose mes pieds au centre du grand bloc de marbre devant la porte, et d’étranges paroles me reviennent alors en mémoire.
Protégez-moi, éloignez du mal les germes
Prenez soin de ma famille ici, à la Ferme.
Un frisson me parcourt le dos et je me tourne vers Mamie qui m’a appris ces vers lors de ma toute première visite ici, il y a plus d’un quart de siècle.
— Mamie, on dirait une formule magique!
— C'est une tradition, ma chérie.
Mais je sens le même picotement sur mon cou lorsque je l’entends répéter les mêmes mots, et Clara après elle.
Je regarde de plus près le bloc de marbre incrusté. Du marbre. Une pierre longtemps associée à la protection physique. A la sécurité.
Avant que j’aie le temps de poser d’autres questions plus précises à Mamie, la porte s’ouvre, et une nuée de parents se presse autour de nous. Certains s’emparent de nos bagages, d’autres nous font entrer dans la cuisine. Une douzaine de mains secourables nous préparent plus de sandwichs que notre estomac ne pourrait en digérer.
Ma cousine Leah pose les mains sur son énorme ventre de femme enceinte tout en jetant un coup d’œil vers la voiture avec une pointe de curiosité.
— Où est Scott ? Il n’a pas pu venir ?
Tante Jenny arrive à ma rescousse.
— Leah, je t’ai dit que Scott ne viendrait pas.
Elle baisse la voix et lui chuchote à l’oreille :
— Il a rompu leurs fiançailles il y a plus d’un an.
Leah se met à rire pour masquer son embarras (feint).
— Mais bien sûr ! Cette grossesse me donne des trous de mémoire ! Et on dit qu’à chaque fois, ça empire… Au bout de la troisième, on pourrait quand même s’attendre à ce que j’aie retenu la leçon. Mon Joey est sur le point de demander le divorce !
Ça m’étonnerait! Il n’a jamais pu trouver une autre femme qui s’accommode de ses mains baladeuses et de ses œillades de dragueur invétéré. J’ai d’ailleurs beaucoup de mal à ne pas le clamer haut et fort. C'est à cause de gens comme Leah que je ne voulais plus revenir à la Ferme. Leah et toutes mes autres cousines, des reproductrices satisfaites de leur sort qui accumulent les grossesses avec jubilation.
C'est alors que je me souviens de mon arme secrète. Je me force à leur sourire béatement, tout en réfléchissant au ton à adopter. Un brin désinvolte, je me lance :
— J’ai invité quelqu’un d’autre. Il me rejoindra ce week-end.
Leah demande :
— C'est qui ?
Tante Jenny étire le cou, comme si elle venait d’apercevoir un corps dissimulé dans le coffre imposant de la Lincoln.
— C'est mon petit ami.
Je hausse les épaules, histoire de leur faire comprendre que ma liaison est suffisamment stable et solide pour que je puisse en parler sans détours.
— Il s’appelle Jason Templeton. Il n’a pas pu se libérer avant demain matin, mais il restera avec nous jusqu’à la fin du week-end.
Comme je l’espérais, Leah se jette sur l’info. Alors j’en rajoute un peu, et je passe l’heure suivante à leur raconter d’un air détaché notre rencontre, puis la façon dont nous travaillons ensemble. Je leur explique qu’il écrit des articles sur George Chesterton qui font autorité, et qu’il bouleverse l’histoire coloniale telle que nous l’avons étudiée. Je réussis même à glisser en passant que nous avons participé au Gala des Moissons, en me débrouillant pour leur faire croire que nous étions ensemble à cette manifestation (alors que nous nous sommes rencontrés là-bas par hasard).
Dieu merci, Mamie ne dit rien. Et Leah, fidèle à son habitude, continue à me presser de questions. Elle veut en savoir plus sur la famille de Jason, son milieu socioculturel, l’endroit où il a grandi, ses éventuels frères et sœurs. Je ne connais pas la réponse à la plupart de ses questions. En dépit des recherches que j’ai menées tambour battant en ma qualité de bibliographe – en fait, en utilisant Google ! – je n’ai pas été capable de lever le voile sur le passé de mon Petit Ami. Ce qui ne m’empêche pas d’inventer spontanément des détails. Lorsqu’il arrivera, il faudra que je l’informe de ce que j’ai dit. Comme ça, il ne cassera pas ma baraque et confirmera mes dires.
Mais avant l’arrivée de Jason, nous devons satisfaire à de nombreuses traditions familiales. Mamie a dressé un plan des lieux en précisant qui coucherait dans telle ou telle chambre. On m’a donné un lit dans la Chambre des Filles, au grenier, ce qui n’est guère surprenant. Clara est à côté de moi. Nous montons nos bagages, et Clara fait un cirque pas possible pour ouvrir la fenêtre ronde sous l’avant-toit, en faisant de grands gestes pour que l’air pénètre dans la pièce.
Lorsque nous redescendons, ma cousine Leah nous attend en bas des marches.
— Il y a toujours autant de poussière, là-haut. Heureusement, Joey et moi sommes au White Cottage.
Le White Cottage. Une des quatre dépendances de la propriété qui sont toujours attribuées aux couples. Comme s’ils ne pouvaient pas se passer de sexe deux nuits d’affilée ! Je pense à la boîte de préservatifs que j’ai fourrée dans une des poches latérales de mon sac marin. Certains d’entre nous sont restés des mois entiers sans faire l’amour, voire plus d’un an, et ils n’en sont pas morts pour autant !
Mieux vaut changer de sujet de conversation, sinon je risque de dire quelque chose que je regretterai ensuite. Je fais appel à ce qu’il me reste de maturité pour pointer le tour de cou de Leah.
— Ce n’est pas courant. Je crois bien que je n’avais encore jamais vu de pierres de ce genre.
Elle porte la main à sa gorge comme pour se souvenir de ce qu’elle porte.
— Oh, ça ? C'est maman qui me l’a donné lorsque j’étais enceinte de Joe Junior. Elle m’a dit que c’était la tradition, dans notre famille, de le porter pendant les trois derniers mois de grossesse. Mais que je suis bête, ce n’est pas ton truc, hein ?
Une réplique cinglante me vient aux lèvres, mais je m’oblige à regarder le collier de plus près. Les pierres sont marbrées, rouges avec des veines blanches et vertes. C'est de la sardoine. Un genre d’agate, souvent associée aux accouchements sans problèmes. (Merci à toi, Neko, pour avoir eu la patience de me donner le nom de chacune des pierres contenues dans le coffret de ma cave !) Depuis combien de temps ce collier est-il dans ma famille ? Et quels autres objets de sorcellerie se cachent ici, à la Ferme?
— A quoi penses-tu ?
Je lève la tête. C'est un autre de mes cousins. Je bondis sur mes pieds et je me pends à son cou. Il m’embrasse sur la joue et me prend dans ses bras comme un gros nounours.
— Simon ! Comment vas-tu ?
— Superbien. Tout va pour le mieux pour Carol et moi.
Je jette un coup d’œil circul
aire pour chercher sa femme qui est aussi petite que lui est imposant.
— Elle essaie de mettre la main sur les jumeaux!
Carol et Simon ont deux garçons de sept ans qui doivent s’en donner à cœur joie pour nous concocter quelques bêtises. Toute la famille vit dans une vraie ferme, une exploitation agricole du Vermont, et côté bêtises, les fils de Simon ont toujours battu leurs cousins. Leurs spécialités ? Sauter de (bien trop) haut, manger je ne sais quels trésors non comestibles, mettre le feu à des objets précieux…
Simon me lance :
— C'est quoi ce bruit qui court sur ton nouveau chevalier servant ?
Il se gratte le ventre comme s’il venait d’émerger d’un petit somme. Je ressors mon histoire sur Jason, satisfaite de constater que les rumeurs se sont déjà répandues. Je sais, c’est ridicule.
En fait, je me vois contrainte de répéter mon histoire une bonne douzaine de fois tout au long de l’après-midi et de la soirée, chaque fois que je tombe sur des parents que je n’ai pas vus depuis très longtemps. Lorsque nous retournons à la Ferme après un dîner chaotique au Clam Shack, j’ai beaucoup de mal à me souvenir de tous les détails que j’ai donnés sur ma « liaison ». Jason a-t-il quatre ou cinq frères ? Est-il allergique aux palourdes et aux huîtres, ou bien aux palourdes et au crabe ? Ai-je dit que nous voulions trois enfants, ou quatre?
De retour à la Ferme, je réussis à squatter un des meilleurs fauteuils d’osier de la véranda et une couverture de laine. Dès que le soleil s’est couché, la température a chuté, mais nous sommes tous équipés de blousons, de gants et de moufles. Toute la famille tient à profiter pleinement du bon air de la campagne.
Tandis que les enfants s’adonnent à une activité un peu bruyante – une sorte de jeu de cache-cache à la lampe de poche sur la pelouse en pente devant la maison –, je me cale bien au fond de mon fauteuil, et là, dans l’obscurité, j’écoute papoter les membres de ma famille. Clara fait un tabac auprès de mes oncles et tantes, rattrapant le temps perdu loin de ses frères et sœurs, comme si elle n’avait fait que prendre de longues vacances.
Personne ne semble lui tenir rigueur de ses mensonges. Ni lui en vouloir d’avoir gardé le secret sur sa propre existence aussi longtemps. Clara s’arrange pour présenter ses voyages sous un jour exotique, comme un défi. Surtout lorsqu’elle leur raconte sa longue quête spirituelle dans la région de Sedona, et qu’elle dit avoir passé trente jours et trente nuits sous une tente dans le désert de l’Arizona pour découvrir son vrai moi. Mon esprit se met à vagabonder… J’imagine les fameuses roches rouges de la région et je me demande quels pouvoirs mystérieux ma mère a bien pu trouver en elle-même pendant sa retraite. Et de quels sortilèges elle est capable pour être si facilement acceptée dès son retour au bercail.
Lorsque je me décide à monter au grenier, je ne tiens pas très bien sur mes jambes. Je suis soûle de tous ces bavardages, de ces cris d’enfants, et j’ai fait le plein de palourdes poêlées. Je sombre dans le sommeil avant même que ma tête ne se pose sur mon oreiller.
Au lever du jour, ce sont encore des cris d’enfants qui me réveillent, depuis la pelouse. Je me souviens de l’époque où j’avais leur âge… J’étais attirée hors de la Ferme par la brume matinale, captivée par le craquement des gouttes de rosée gelées sur l’herbe.
J’enfonce mon oreiller sur ma tête et je fais semblant de dormir aussi longtemps que je le peux. Mais il arrive un moment où je ne peux simuler davantage. J’enfile ma robe de chambre de laine et je descends les marches tant bien que mal pour rejoindre la cuisine.
A la Ferme, la bouilloire est toujours prête pour quiconque aurait envie d’une tasse de thé. Je me retrouve quelques instants plus tard avec un thé bouillant, la base des petits déjeuners anglais, pour m’aider à me réveiller. Peu de temps après, c’est tante Jenny qui investit la cuisine. Elle allume la plaque chauffante pour préparer une quantité astronomique de crêpes. Simon, lui, se met à faire frire une demi-tonne de bacon. Quant à Joey, il s’occupe de sortir plusieurs litres de jus d’orange du réfrigérateur géant.
Après le petit déjeuner, un groupe se forme et décide de se rendre à Old Mystic Seaport, une sorte de Disneyland-sur-Mer qui fait revivre la magie de l’industrie baleinière. Un autre groupe préfère rejoindre Salem pour le Autumn Art Arcade annuel, une expo d’artistes locaux en compétition.
Leah, la future maman, prétend que ses chevilles sont trop enflées pour sortir. Elle revendique le droit de rester dans le salon qui fait office de solarium. De mon côté, je reste dans la Chambre des Filles pour essayer chacune des tenues que j’ai apportées, me brosser les cheveux et me maquiller. Après quoi je me re-maquille, je mange un beignet pour tromper ma faim, puis un autre, envisageant même d’en prendre un troisième. Je finis par craquer… mais en me promettant de sauter le déjeuner.
J’allais oublier… Je deviens folle à force de me demander à quelle heure Jason arrivera!
Il doit avoir quitté Washington bien avant le lever du jour car il est à peine plus de midi quand son imposante Volvo bleue s’arrête dans l’allée de la Ferme. Je sais très bien qu’à l’école de gestion des petits amis, on me conseillerait d’attendre l’amour de ma vie dans la véranda. Mais c’est l’école de Jane Madison prônant « zéro contrainte » que je choisis de suivre.
Je descends les marches de l’entrée à toute allure et je stoppe brusquement dans un crissement de graviers devant la portière du conducteur.
Jason s’extrait du véhicule.
— Salut!
Je ne peux m’empêcher de sourire. A dire vrai, j’ai même une envie folle de rire tout haut, suffisamment fort pour qu’on puisse m’entendre depuis l’autoroute !
Jason m’attire à lui pour m’embrasser. Un baiser parfait, au-delà de ce que j’aurais pu imaginer dans le meilleur des scénarios. Aussitôt, je l’étreins, sans perdre de temps à me demander s’il ne risque pas de me trouver un peu trop directe, trop passionnée. Trop en manque.
— Vous av… tu as eu du mal à trouver ?
— Pas du tout.
— Pas trop de circulation ?
— Curieusement, pas tellement pour un samedi à 6 heures du matin ! Même sur le périphérique.
Son ton blagueur fait battre mon cœur plus vite, et je tente d’effacer mon sourire niais. Tout ça est presque trop parfait, ça ne peut pas m’arriver, à moi…
Je finis par me rappeler à temps que je suis censée être son hôtesse.
— Viens ! La plupart des gens sont partis pour la journée, mais il reste quand même quelques membres de ma famille.
Il passe une main aux doigts effilés dans mes boucles rebelles.
— Je m’en voudrais de t’empêcher de t’amuser. Ce n’était pas mon intention.
— Tu sais, je n’ai rien raté.
Le sourire de Jason achève de me convaincre que je dis la vérité… comme si j’avais pu en douter ! Nous grimpons les marches.
Leah nous attend en haut de l’escalier en esquissant un vague sourire. Son ventre de femme enceinte pointe en avant de façon presque menaçante.
Elle lui lance :
— Ainsi, Professeurman existe bien !
Jason se tourne vers moi en feignant la surprise.
— Moi qui pensais que toutes ces années de scolarité étaient perdues. Me voilà devenu Professeurman, celui qui vole à la rescousse !
Il glisse la paume de sa main gauche dans mon dos, faisant naître un frisson du sommet de ma tête jusqu’à mes doigts de pieds.
Mon Petit Ami serre la main de Leah.
— Jason Templeton ! Enchanté... !
Elle répond à contrecœur :
— Leah Stark.
Je lis dans ses pensées, aussi clairement que s’il s’agissait de mots écrits sur les pages en parchemin entassées dans ma cave. Elle se demande comment moi, Jane, j’ai pu me dénicher un mec aussi parfait que Jason. Après un dernier coup d’œil appréciateur, elle recule d’un pas.
— Bien ! Je crois que je ferais mi
eux de retourner dans la cuisine. J’ai promis de faire cuire les haricots pour ce soir.
Elle se retourne brusquement vers Jason, avec la subtilité d’un matou se jetant sur une souris.
— Jane a dit que vous étiez allergique aux palourdes, mais il y aura aussi du flétan et d’autres plats…
Dieu merci, Jason ne cille pas.
— Jane n’oublie jamais les allergies dont je souffre. Mais j’espère que vous n’avez pas prévu d’autres plats uniquement à cause de moi !
— Non, rassurez-vous. La plupart des gosses détestent les palourdes.
Jason rétorque en souriant :
— C'est qu'ils ont bon goût!
Il passe devant Leah pour lui tenir la porte à moustiquaire. Elle disparaît dans la maison.
Je me sens fondre comme un cône glacé…
Soudain, je me rappelle que Jason n’est jamais venu à la Ferme. Dès que la porte se referme derrière Leah, je m’exclame :
— Viens ! Je vais te faire visiter les étages.
Tandis que nous grimpons l’escalier qui mène au grenier, j’attends ses commentaires sur sa soudaine allergie aux coquillages. Mais il attend que nous atteignions le palier pour passer un bras autour de ma taille, m’attirer à lui et effleurer des lèvres mon cou. Heureusement qu’il me tient, sinon je risquerais de m’évanouir comme ces filles un peu bébêtes des comédies de Shakespeare, et m’effondrer sur le sol.
Jason me chuchote à l’oreille :
— Alors ? Y a-t-il d'autres choses que je doive savoir sur moi avant de rencontrer le reste de la famille ?
Je me tortille pour échapper à son étreinte, mais ses doigts se resserrent autour de ma taille.
— Je ne pense pas que tu aies quatre frères, si ?
— Absolument pas. Je suis fils unique. Mais j’ai peut-être oublié la branche de ma famille originaire du Wyoming.
— Et… euh… tu as toujours voulu avoir trois enfants ?
— Je n’ai jamais fait le compte, mais pourquoi pas ? C'est un chiffre comme un autre. Autre chose ?