COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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Lui aussi s’est assis, le dos calé contre la tête de lit, et il me fixe d’un air méfiant.
Je réussis enfin à faire une phrase digne de ce nom.
— Oui, je l’ai rencontrée. Mais tu ne m’as jamais dit que tu étais marié.
— Je t’ai même dit qu’elle participait au séminaire de politique historique, ce week-end.
Comme si ça expliquait tout !
— Tu as juste oublié un minuscule détail : que tu étais son mari !
Quelle idiote je suis !
Il m’a laissée me ridiculiser, lui exprimer l’intérêt que je lui portais. Il a flirté avec moi, plaisanté avec moi, et m’a fait croire que nous avions un avenir ensemble. Mais jamais il ne sera à mes côtés, jamais il ne sera mien car il appartient à une autre femme. A laquelle il a juré son amour jusqu’à ce que la mort les sépare.
Je suis une véritable imbécile.
Je l’ai vu deux fois avec elle. Je l’ai vue pleurer. Il m’a parlé de ses recherches et je suis arrivée à me convaincre que c’était une étudiante à laquelle il ne prêtait pas la moindre attention, juste une parmi les centaines de femmes qu’il a côtoyées au cours de sa vie professionnelle.
Décidément, je ne suis qu’une pauvre gourde qui ne comprend rien à rien.
Je me propulse hors du lit en continuant de m’agripper au couvre-lit. Du coup, Jason se retrouve exposé à mon regard, l’air bête dans sa nudité.
Il me fixe d’un air ahuri.
— Jane, tu aurais dû comprendre que j’étais marié!
Je me précipite sur mes vêtements.
— Tu peux me dire comment? Tu ne portes même pas d’alliance!
— Je t’ai dit que je ne pouvais pas dîner avec toi le week-end. Je t’ai dit que je ne pouvais pas venir ici, dans le Connecticut, avant samedi. Et je t’ai donné mon numéro de portable.
C'est qu'il a l'air contrarié ! Comme si c’était moi qui lui avais menti, qui m’étais fait passer pour ce que je ne suis pas.
J’enfile mon pantalon à la hâte. Mon soutien-gorge est tout emmêlé, mais pas question de prendre le temps de mettre les bonnets en place et d’attacher les agrafes devant lui ! J’enfile à la va-vite mon pull par la tête en tirant sur mes cheveux pour les libérer du col étroit. Le temps de finir la manœuvre, je me sens de nouveau capable d’articuler quelques phrases.
— Tu ne m’as jamais dit que tu étais marié ! Tu ne m’as jamais donné aucune raison de croire que tu l’étais. Tu m’as menti, Jason. Tu m’as menti, et tu as profité de moi.
J’enfile mes tennis, en décidant que mes chaussettes sont aussi inutiles que mon soutien-gorge. Jason pousse un grand soupir et se lève, entièrement nu.
— Jane, tu n’es vraiment pas raisonnable!
— Je suis…
Mais il me coupe la parole.
— Enfin, voyons ! Tu savais forcément qu’Ekaterina était ma femme. C'est toi qui me parlais d’elle une fois sur deux !
— Mais pourquoi…
Ma voix se brise, et je dois avaler ma salive avant de me lancer de nouveau.
— Mais pourquoi tout ça ?
J’esquisse un geste vers le lit.
— Pour faire une pause. Nous avons travaillé tellement dur, tous les deux, moi à rédiger mes articles, et toi à faire tes recherches…
Ah oui, parlons-en ! Mon prétendu Petit Ami ne m’a jamais considérée que comme une assistante de recherche. Et comme un bon coup, naturellement. Un bon coup et une partenaire consentante pour l’adultère.
Ma colère est plus forte encore que ma passion de cette nuit. Plus brûlante que le feu qui illuminait la clairière, hier soir. Plus ardente que les flammes qui ont jailli de mon four le soir où Jason m’a embrassée pour la première fois.
J’ai besoin d’agir, de bouger. Mes bras se lèvent, et mes doigts se raidissent. Une énergie s’empare de moi et enfle à chacun des battements de mon cœur. L'énergie vibrante de l’envoûtement envahit mon corps. Mes cheveux eux-mêmes semblent pétiller d’énergie et forment comme un halo autour de mon visage.
La magie est puissante, plus forte que tout ce que j’ai pu ressentir jusqu’ici. Plus forte que mes tentatives maladroites de réveiller Neko, plus intense que lorsque j’ai dû maîtriser de simples flammes dans ma cuisine. J’ouvre la bouche, et j’entends un son terrible, un rire grinçant de jubilation meurtrière. C'est moi qui fais ce bruit, moi qui me délecte de cette énergie, de cette force.
Une partie de moi-même est mortifiée, horrifiée, redoutant de poser les yeux sur le visage défait de Jason. Mais l’autre se délecte de sa terreur. Jason se souvient, il repense à cette histoire de feu dans ma cuisine. Il se force à voir la magie dont il avait jusqu’ici nié l’existence, l’énergie dont il s’était convaincu qu’elle n’était rien.
Rien.
Il pense que je ne suis rien. Il a joué avec moi depuis le premier jour, me gavant de marshmallows et de déjeuners à l’italienne.
Je ferme les yeux, mais je ne peux contenir ma rage plus longtemps. Elle me fait tournoyer sur moi-même, et mes pensées se bousculent. Il me faut contenir cette force pour la concentrer ailleurs. Mais plus je suis résolue à la dompter, plus la magie enfle en moi. Je panique, et cette montée d’adrénaline se mue alors en maelström.
A présent, mon esprit est plus rapide que la lumière. Jason est statufié devant moi… nu, terrorisé. La colère, la rage, cette énergie qui m’aspire dans un tourbillon…
— Neko!
Mon cri traverse le temps et l’espace. Il résonne dans mon crâne, même si je n’ai pas réellement crié. Je réitère mon cri muet… Mon démon familier s’est réveillé par une nuit de pleine lune, il peut très bien laisser nos grimoires et la maison que nous partageons pour venir me rejoindre là où j’ai besoin de lui.
— Neko!
— Ça alors !
En d’autres circonstances, j’aurais peut-être ri en voyant sa tête lorsqu’il découvre Jason nu comme un ver devant moi.
— Je sais, on dit que la taille ne compte pas, mais…
Je lui crie :
— Aidez-moi!
Les forces invisibles qui ont pris possession de mon corps, de mon âme s’acharnent sur moi. Je sens à présent mes dents s’entrechoquer.
Neko se glisse près de moi et se penche, retenant tout juste un cri lorsqu’il entre en contact avec la magie devenue incontrôlable qui est en moi.
Il murmure :
— L'heure n’est plus aux incantations.
Il attrape un des draps tombés par terre.
— Tenez ! Déversez votre trop-plein d’énergie là-dessus !
Il me prend la main, et je le sens arracher le noyau d’énergie et de chaleur qui faisait pression sur moi. L'énergie se répand dans la trame et la chaîne du tissu, jusque dans la moindre fibre. Il se produit alors comme une violente secousse, brève et intense comme la pétarade d’une voiture. Le drap se met à briller, devient lumière. Chacun de ses fils se transforme instantanément en éclat radieux. Puis il disparaît.
— Encore!
Cette fois, Neko sacrifie le couvre-lit. Cette masse absorbe en partie ce qui me reste de rage, mais j’en ai bien trop en moi pour pouvoir la contrôler seule.
— Encore!
Cette fois, c’est au tour du drap resté dans le lit. Puis des oreillers, et des serviettes de la salle de bains. Neko ne cesse de me crier « Encore! ». Après les serviettes, c’est le rideau de la douche, puis les vêtements de Jason, toujours éparpillés sur la natte où je les ai envoyés valser hier soir.
— Allez-y, encore !
La natte y passe.
Je peux enfin respirer, et jeter un coup d’œil circulaire sur le cottage. Je vois Jason, libéré lui aussi, tenter de se cacher derrière ses mains tremblantes.
Il me dit d’une voix rauque :
— Jane…
— Non!
Avant qu’il puisse réagir, je lui subtilise ses clés sur la table de chevet, et je sors en coup de vent du Blue Cottage en laissant la p
orte grande ouverte pour que l’air glacial ratatine ce sale menteur, cet infidèle que je prenais pour mon Petit Ami.
Neko sort dans mon sillage. Tandis que nous nous hâtons le long du chemin boisé, il ne dit pas un mot. Mais je l’observe, et je le vois observer chaque détail qui nous entoure. Je ne m’arrête que lorsque nous avons atteint l’extrémité de la pelouse. Je contemple la robuste véranda qui fait le tour de la Ferme.
Neko rompt alors le silence.
— Bien ! Je suppose qu’il était nul au lit ?
J’éclate en sanglots.
Neko me prend dans ses bras, et j’enfouis mon visage dans son T-shirt noir. Il me laisse pleurer en émettant un son très doux, comme un ronronnement.
Lorsque je suis enfin capable de reprendre la parole, je tente de m’expliquer.
— Je ne savais pas ce que je faisais.
Mais je serais bien incapable de dire si je fais allusion à la nuit passée avec Jason, ou au désastre qui a suivi. Neko se contente d’acquiescer à sa manière.
— Je ne savais pas, Neko. David me l’a dit, et je ne l’ai pas écouté. Maintenant, il va apparaître et je serai obligée de lui expliquer. Leah nous regardera, et je passerai de nouveau pour une idiote devant elle, comme toujours.
— Elle ne pourra pas vous regarder si vous n’êtes pas là. Logique, non ?
— Et où suis-je censée aller ?
Neko lance un regard appuyé sur les clés que j’ai toujours à la main.
— Je ne peux quand même pas prendre sa voiture !
— Dans ce cas, expliquez-moi pourquoi vous avez ces clés ! Et puis entre nous, vous n’aviez pas l’air gênée outre mesure de lui prendre ses vêtements.
— Mais David va…
— C'est sûr, il ne sera pas ravi. Mais ce n’est pas le fait de prendre la voiture qui va changer quoi que ce soit, en mieux ou en pire. David s’occupe de magie, pas des vols de voiture.
— Il va me tuer !
— Alors laissez-lui le temps de se calmer. Rentrez chez vous en voiture.
— Vous êtes sûr qu’il ne se matérialisera pas dans la voiture ?
— C'est peut-être un gardien, mais ce n’est pas le dernier des idiots. A sa place, est-ce que vous choisiriez un malheureux véhicule de quelques mètres carrés pour vous matérialiser dedans ?
Malgré tout, j’ai encore des doutes.
Neko insiste.
— Allez-y ! Je me charge de lui. Je lui expliquerai. Vous pourrez lui parler plus tard, dès qu’il aura réussi à se calmer.
— Et Jason ? Il va tempêter, et dire à tout le monde que je suis une sorcière.
— Je ne suis pas certain que votre famille vous en tienne rigueur… Ne vous inquiétez pas. Je m’arrangerai pour effacer de sa mémoire ce qui est arrivé. Mais je ferai en sorte qu’il se rappelle pourquoi vous étiez si remontée contre lui ! Et qu’il se sente un peu honteux.
— Vous savez faire ça ?
— Vous ai-je déçue, jusqu’à présent?
Je sens une bouffée de gratitude m’envahir.
— Merci, Neko.
Il m’accompagne jusqu’à la Volvo et me regarde grimper sur le siège conducteur. Je lui lance :
— A charge de revanche !
J’enfonce la clé de contact.
— N’oubliez surtout pas ce que vous venez de me dire une fois rentrée à la maison…
Il claque la portière et tape deux fois sur le toit avant de faire un petit saut en arrière pour me laisser partir.
Nous sommes un dimanche matin, et il n’y a pas de circulation sur les routes de campagne du Connecticut. Le temps que j’atteigne l’autoroute, je revis chaque instant passé avec ce salaud de Jason depuis que je le connais. Toutes ces fois où je l’ai regardé à la bibliothèque, où je l’ai aidé à trouver un livre, où j’ai commandé un opuscule quasiment introuvable pour ses recherches. Je me souviens du moindre mot que nous avons échangé pendant tous ces mois où il n’était que mon Petit Ami Virtuel. Je me souviens du jour où j’ai lu la formule magique du grimoire, et de ces six malheureuses semaines pendant lesquelles j’ai cru qu’il y avait quelque chose de bien réel entre nous. Alors que je n’étais qu’un vulgaire instrument entre ses mains, une esclave au service de ses recherches. L'occasion de passer un bon moment à peu de frais.
Je me souviens de la façon dont il m’a touchée, hier soir. J’ai une envie folle de prendre une douche, la plus chaude que je puisse supporter. Et de rester sous cette eau jusqu’à ce que les yeux me piquent… et que ma peau vire au rouge. J’ai envie de hurler.
Mais je me contente de conduire.
J’atteins la Beltway, puis je prends la sortie en direction du District de Columbia et je file jusqu’à Georgetown, jusqu’à ce que j’atteigne la zone de stationnement interdit vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous peine d’enlèvement, à trois pâtés de maisons de Peabridge. Je la isse tourner le moteur et j’enferme les clés dans la voiture. J’espère de tout mon cœur que la voiture n’aura plus de carburant quand elle sera enlevée.
En franchissant la grille du jardin, je suis toujours en train de me traiter de tous les noms. Alors que je suis à mi-chemin de ma porte d’entrée, un homme sort de l'ombre. L'espace d'un instant durant lequel je sens mon cœur s’arrêter, je pense qu’il s’agit de David, déjà arrivé pour me réprimander.
Mais je me trompe. Ceci dit, ce n’est pas mieux car il s’agit d’Harold, Harold Weems. Mon prétendu chevalier servant en redingote de l’époque coloniale. Comme si j’avais besoin de le voir maintenant ! Comme si j’avais besoin qu’on me rappelle que je me plante dans tout ce que je fais, que chacune de mes idées tourne mal avant de virer au désastre.
Il s’arrête devant moi en essayant de reprendre son souffle et de rentrer le ventre, sans cesser de ramener en arrière ses mèches de cheveux maigrichonnes.
— Jane, vous allez bien ?
— Je vais bien, Harold.
Ma voix est à peine audible.
— J’ai fermé la bibliothèque il y a quelques minutes, et je regarde toujours par ici pour m’assurer que tout va bien, que vous allez bien…
Je répète, les dents serrées :
— Puisque je vous dis que je vais bien, Harold.
Mais il secoue la tête.
— Non. Je veux dire, vous allez peut-être bien, mais votre maison… Votre porte d’entrée était ouverte et j’ai déjà vérifié que tout allait bien à l’intérieur. C'est parfait. Forcément, puisque c’est votre maison ! Il ne pouvait en être autrement.
Génial. Ma porte d’entrée ! Je dois avoir arraché Neko à son nouveau port d’attache au moment précis où il entrait, ou sortait. C'est ce qu’on appelle avoir de la chance, non ?
Harold en rajoute une couche.
— Je suis très content de m’être trouvé là au bon moment, Jane, et d’avoir pu vous aider. Permettez-moi juste d’entrer avec vous, et de vous préparer quelque chose à boire.
Cette fois, je n’en peux plus. Je n’en peux plus d’être là, debout, dans mon pull encore imprégné de l’odeur de fumée du feu de joie. Je ne supporte plus ces nœuds dans mon ventre, ni les courbatures de mes jambes après les folies que je n’aurais jamais dû faire hier soir.
Bien campée sur mes pieds, je regarde Harold droit dans les yeux.
— Je n’ai pas besoin de votre aide, Harold. Je n’ai pas besoin que vous jetiez un coup d’œil dans ma maison pour « vérifier » que tout va bien, ni que vous me prépariez quelque chose à boire. Harold, je n’ai pas besoin de vous dans ma vie, je vous rends votre liberté. Allez jouer avec vos ordinateurs, ou lisez vos livres, faites ce qui vous plaît. Mais partez ! Laissez-moi tranquille !
Je sens comme un tintement dans l’air entre lui et moi.
Harold est en état de choc. Il plisse les yeux, comme si je l’avais giflé. Il avale sa salive et commence à dire quelque chose, puis se ravise.
Je ne peux pas supporter d’entendre ce qu’il s’apprête à me dire. Et de penser à ce que je lui ai fait. Je suis blessée, furieuse,
je nage en pleine confusion et je viens de me défouler sur quelqu’un qui n’y est pour rien, un pauvre bougre que j’ai ensorcelé. J’aurais dû trouver un moyen de le libérer de cet envoûtement sans le détruire au passage.
Dégoûtée de moi, je passe devant lui pour regagner ma maison. Et je ferme la porte à clé derrière moi.
A l’intérieur, tout est effectivement parfait. La lumière du soleil entre par les fenêtres de devant, le courrier d’hier est posé bien en évidence sur ma table basse. Dans la cuisine, un verre à vin brille sur l’égouttoir près de l’évier. Mon lit est impeccablement fait, la couette parfaitement centrée et les oreillers retapés à la perfection.
Mon lit ?
Mais… je ne devrais pas voir mon lit depuis la porte d’entrée puisque ma chambre est censée être fermée à clé!
Brusquement, je me souviens de mon départ en catastrophe, vendredi matin, et de mes multiples allées et venues pour rassembler mes affaires. Neko m’a posé des questions sur mes cheveux, et je suis rentrée en coup de vent dans la pièce pour m’emparer d’un chouchou.
Et je n’ai pas refermé la porte à clé…
Je me mets à courir en criant :
— Mon Imbécile de Poisson !
Je fouille partout dans le bocal de trente-cinq litres pour retrouver le tétra sur lequel mon démon familier a flashé, je guette les ridules que fait sur l’eau la queue du poisson lorsqu’il tourne en rond sans fin. En vain.
A l’intérieur du bocal, aucun signe de vie.
Le vide.
27
Je vais rester assise là en bas, dans ma cave, entourée de mes livres. Et je n’aurai plus aucun contact avec le monde extérieur.
Bon, d'accord. C'est difficilement réalisable, je le sais. Après avoir surmonté le choc de la disparition de mon poisson, j’ai attrapé une coupe remplie de pommes, un paquet de bretzels et une bouteille d’eau de deux litres. C'est tout ce que j’ai à manger dans ma cave. Je ne peux pas rester éternellement ici, bien sûr. Je ne vais quand même pas me laisser mourir d’inanition dans le seul but de prouver que mon démon familier n’est qu’un mangeur de poisson doublé d’un fieffé menteur. Ou d’éviter mon gardien. Ou de prouver que mon prétendu Petit Ami n’est qu’un mari infidèle, sournois et manipulateur.