COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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Je veux juste me retrouver seule un moment. Prendre le temps de comprendre pourquoi je me suis toujours conduite comme une idiote. Comprendre ce que j’attendais de Jason, et pourquoi.
Commençons par le début.
Ma collection de livres sur la sorcellerie n’a pas beaucoup bougé depuis cette fameuse nuit où je l’ai découverte. Sous la lumière crue des spots, je me rends compte que le dos des livres est couvert de poussière. Dès que je déplace quelques volumes pour faire de la place sur une étagère, je laisse derrière moi l’empreinte de mes doigts.
Mais il y a pire encore que la poussière. C'est le désordre. Après avoir passé près d’une heure à lire les titres, je ne vois pas où est la logique de classement des livres. On s’est contenté de les poser sur les étagères sans aucun critère de classification, que ce soit la taille des ouvrages, les thèmes abordés ou que sais-je encore.
Si je me trouvais dans une bibliothèque classique, j’opterais pour un rangement par thème. Il est logique que les gens qui viennent consulter un livre sur l’agriculture coloniale s’intéressent à d’autres ouvrages traitant du même sujet. Le même principe devrait donc s’appliquer aux cristaux, aux runes, etc.
Mais je m’aperçois très vite que je ne connais pas suffisamment la sorcellerie pour classer ma collection de cette façon. En jetant un coup d’œil à l’intérieur d’un volume relié de cuir intitulé Lecture de l’avenir dans une boule de cristal et autres procédés, je découvre que les cristaux peuvent être utilisés conjointement avec des miroirs ou de l’eau. Certains cristaux permettent de rendre les visions plus nettes. Mais lire l’avenir dans une boule de cristal a-t-il plus de points communs avec Les Visions d’une sorcière ou avec Utilisation des miroirs pour accroître les flux magiques ? Dois-je le classer avec les livres consacrés aux cristaux ou avec ceux qui traitent des miroirs ?
Au fur et à mesure que je parcours la collection, mes pensées deviennent de plus en plus confuses. J’ai beaucoup de mal à comprendre la terminologie obscure de la sorcellerie, et le doute s’installe dans mon esprit. Pourquoi me suis-je laissé duper par Jason ? Je me souviens de la douceur de ses mains dans mon dos, des poils de sa poitrine qui me chatouillaient la joue pendant que je l’écoutais respirer. Etait-il depuis le début un menteur doublé d’un salaud ? Ou l’est-il devenu au fil du temps, en prenant conscience que j’étais éperdument amoureuse de lui ? Et puis il y a cette formule magique que j’ai prononcée... L'aurais-je forcé à rompre ses vœux de mariage ? Aucun des autres hommes que j’ai ensorcelés ne sont allés… aussi loin. Ni Harold, ni M. Potter ni M. Zimmer, mon nouvel amateur de café.
Jason s’est-il comporté différemment parce que j’étais, moi, amoureuse de lui ?
Enfin, ce n’est pas exactement ça. J’étais amoureuse de l’idée que je me faisais de lui, autrement dit de mon Petit Ami Virtuel, l’homme parfait qui n’a pas eu la chance de découvrir que j’étais la femme parfaite.
Finalement, je ne connaissais pas le vrai Jason. C'est ce que m’a appris mon séjour à la Ferme, même avant cette nuit désastreuse au Blue Cottage. Je ne connais pas ses préférences en matière de cuisine, j’ignore tout de sa famille (je ne m’en suis jamais préoccupée !). Je ne sais même pas ce qu’il veut faire de sa vie.
Dans ma tête, j’en ai fait un être totalement différent de ce qu’il est réellement. Même chose pour moi, d’ailleurs.
J’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose à la Ferme : un rêve, un espoir, un avenir… Mais en réalité, c’est l’image pathétique que j’avais de toutes ces choses que j’ai perdue. Je me suis leurrée moi-même.
Mais pourquoi tenais-je tellement à me raconter des histoires ?
Alors qu’un autre tir groupé de questions m’assaille, j’éprouve soudain le besoin d’étendre mes jambes et d’étirer mon dos. J’ai passé bien trop de temps accroupie devant ces étagères, à examiner les reliures poussiéreuses et à tenter de traduire d’étranges mots en langage courant pour pouvoir classer les livres.
Je consulte ma montre. 21 h 30.
Comment se fait-il qu’il soit déjà si tard ? Je suis rentrée de la Ferme sans problèmes, et lorsque j’ai découvert que Neko avait assassiné mon poisson, ce n’était encore que le début de l’après-midi. J’ai donc passé près de sept heures dans ma cave… l’équivalent ou presque d’une journée de travail !
A propos de travail… je reprends demain.
On sera lundi, et comme tous les lundis, Jason restera toute la matinée à la bibliothèque, assis à « sa » table dans la salle de lecture. Face à mon bureau.
Demain, je serai malade. Une grippe carabinée. Je m’en voudrais de contaminer tout le personnel. Et après une bonne nuit de sommeil, je serai en forme pour reprendre mardi.
Si je peux.
Je répète mentalement ce que je vais raconter à Evelyn au téléphone jusqu’à ce que ça semble naturel. Puis je me traîne en haut des marches pour rejoindre la cuisine, avec la sensation d’être une voleuse qui s’introduit en silence dans sa propre maison. J’ai un pavé de cheddar dans le frigo et du pain dans le congélateur. Je me prépare deux toasts au fromage que je savoure comme une gamine, et mon moral s’améliore. Je fais passer mon petit en-cas avec un verre de lait, après quoi je téléphone à Evelyn, je vais aux toilettes et je redescends dans ma cave. Mais cette fois, j’emporte une couverture pour me protéger de la fraîcheur de la nuit.
En me pelotonnant sur le canapé de cuir craquelé, je repense au couvre-lit de la Ferme. Je me souviens de la douceur du tissu quand je l’ai remonté jusqu’à mon menton, quand je me suis blottie contre Jason avant de m’endormir, certaine de le retrouver près de moi le lendemain matin. Je m’assoupis sur le canapé avec des larmes plein les yeux.
Lorsque je me réveille, je suis toujours étendue sur mon canapé, et je guette les bruits à l’étage au-dessus. Rien. Pas de bruit de pas, pas d’eau qui coule, pas de papotages.
J’enroule la couverture autour de mes épaules et je monte dans le salon. Le soleil filtre de nouveau dans la pièce. Je cligne des yeux en levant la main pour faire écran à la lumière. Peu importe si j’ai des airs de vampire, il n’y a personne ici pour me voir.
Dans la cuisine, je jette un coup d’œil à la pendule. 11 h 30. J’ai dormi quasiment toute la matinée.
Un message est posé sur la table. Je reconnais l’écriture penchée de Neko. Apparemment, il a réussi à rentrer sans problème du Connecticut. Par magie ou en Lincoln Town Car? Ça, je l’ignore.
« Ai parlé à David. Désolé pour le poisson.
Il vous verra plus tard. Désolé pour le poisson.
9 heures. Appel de votre Mamie. Désolé pour le poisson.
9h 05. Appel de Melissa. Désolé pour le poisson.
9h 10. Votre Mamie a rappelé. Désolé pour le poisson.
9h 15. Appel de Clara. Désolé pour le poisson. »
Bon. Les « Désolé pour le poisson » ne me le ramèneront pas. Pour ce qui concerne les appels téléphoniques, je laisse Mamie, Melissa et Clara me rappeler aussi souvent qu’elles le veulent, je ne suis pas encore prête à leur parler. Je me taille un morceau de cheddar dans le frigo et je redescends.
Et je recommence mon petit manège les trois jours suivants. Je mange quand j’ai faim, je bois quand j’ai soif. J’attends que les bruits de pas traversent le salon et que la porte d’entrée se referme pour me ruer en haut de l’escalier, utiliser les toilettes et me prendre de quoi manger et boire. Chaque fois que j’émerge de ma tanière, je trouve un nouveau billet de Neko pour me faire part des messages téléphoniques et continuer à me demander pardon !
Ma grand-mère préfère grouper ses appels, alors que Melissa et Clara étalent les leurs sur toute la journée. Je repense à Evelyn, au bureau. Il est temps de faire une petite mise à jour de mon message. Je lui dis que mon virus est plus tenace que je ne l’avais cru au début.
Chaque fois que je retourne à la cave, je dors. Pendant des heures et des heures, au-delà du possible. J’ai l’impres
sion que mon corps est passé dans une essoreuse, comme si on avait vidé ma chair de toute énergie. Ça me rappelle le monologue d’Hamlet : Dormir, peut-être rêver…
Je n’envisage pas de me suicider comme le Prince du Danemark, mais je ne rêve pas non plus. Je dors comme les morts.
Chaque fois que je remonte, je sais que je devrais prendre une douche, me préparer une tasse de thé, me peigner, me brosser les dents et faire semblant d’être une fille comme les autres.
Mais cela exigerait de moi beaucoup trop d’énergie, et le canapé de ma cave m’attire toujours à lui, avec ses bras rembourrés si confortables… Je ramène une paire de draps supplémentaires que je fourre au milieu des coussins. Et je traîne mon oreiller derrière moi.
Pendant les rares heures où je ne dors pas, où je ne mange pas et où je ne lis pas les messages de Neko (qui est dans tous ses états), je classe les livres de la cave. Après le brassage de papier de la première nuit, je fais ce que j’aurais dû faire dès le départ : je retire tous les volumes des étagères et je les empile au milieu de la pièce.
Puis je les trie en fonction de leur titre, en prenant bien soin de les ranger chacun au bon endroit et en les alignant méthodiquement sur le devant des étagères, une conception un brin « hollywoodienne » de la bibliothèque idéale. Je feuillette scrupuleusement chaque livre, et je découvre un nombre surprenant de notes manuscrites, de morceaux de parchemin, de papiers correspondant à des douzaines d’écritures différentes.
Mais il y a aussi des objets, sur les étagères. Je découvre un jeu de runes en jade, un autre en or et un jeu incomplet de tuiles de bois. Plus trois baguettes magiques différentes, aussi longues que mon avant-bras, et sculptées dans des bois différents. Je découvre aussi trois pots en fer emboîtés les uns dans les autres, et qui ont chacun la forme classique du chaudron de sorcière.
Dans un coin, à l’abri sous une couverture en laine poussiéreuse faite au crochet, je trouve un coffret de bois. Il renferme des douzaines de fioles de verre, chacune soigneusement étiquetée. Feuilles de robinia. Ancolie. Ecaille de Tortue. Je jette un coup d’œil vers les livres en me demandant quelles sortes de potions je pourrais fabriquer avec ces ingrédients.
Dès que je déniche les tout premiers objets disséminés parmi les livres, je sais que je dois prendre soin de ces trésors. Je ne peux pas me contenter de les laisser dans l’oubli sur leurs étagères poussiéreuses pendant des années encore… Un après-midi, j’attends que Neko ait fermé ma porte d’entrée, et je me rue en haut de l’escalier pour chercher mon ordinateur portable. C'est un souvenir de Scott. Je l’ai depuis près de cinq ans, mais je ne l’ai jamais utilisé. Je le branche sur une des prises murales de la cave, je l’allume et je détruis l’ancienne base de données chargée par Scott il y a des années.
Je prends un malin plaisir à effacer les fichiers que Scott avait conservés. Tout son Bureau y passe… Soudain, je tombe sur un répertoire d’e-mails qui a pour nom « Amelia ». Amelia était dans la même section que Scott, en fac de droit. Ils ont fait leur première année ensemble et sont restés amis après avoir décroché leur diplôme. Je clique deux fois sur l’icône.
Le fichier est sécurisé. Il faut taper un mot de passe pour y accéder. Après un bref instant d’hésitation, j’entre la date de naissance de Scott, soit deux chiffres pour respectivement le mois, le jour et l’année. S'il y a au moins une chose que j’ai apprise à l’école des bibliothécaires, c’est que la plupart des gens manquent totalement d’imagination quand il s’agit de protéger leurs fichiers informatiques.
Naturellement, le répertoire s’ouvre comme s’il était mû par un ressort.
Si je m’étais attendue à trouver une exégèse de droit pénal, je serais déçue. Mais ce que je découvre pourrait être qualifié d’acte de malveillance. Le mot est peut-être un peu fort, mais je suis littéralement fascinée par les messages que Scott a écrits à Amelia. Ils ont fait l’amour par e-mail, et aussi par téléphone, apparemment. Ils profitaient des nuits où je quittais l’appartement (pour que Scott soit plus tranquille pour préparer ses examens !). Ils ont aussi eu de véritables relations sexuelles à plusieurs reprises, dans le lit que je partageais avec Scott !
Mes doigts tremblent si fort que j’ai beaucoup de mal à appuyer sur les touches… Je ferme le dossier Amelia et j’ouvre le suivant : Birgit. Puis Cathy, et Donna.
A chaque découverte, j’ai l’impression d’être emportée par un ouragan. Et de recevoir un coup de poignard dans le ventre. Tous les noms de ces femmes défilent sous mes yeux. Scott a flirté avec chacune d’elles et entraîné la plupart d’entre elles dans des cybergalipettes. Beaucoup ont même atterri dans son lit. Notre lit.
Comment ai-je pu être aveugle à ce point ? Ne pas voir que mon fiancé, l’amour de ma vie, l’homme que j’allais épouser pour passer avec lui toute une vie d’amour, séduisait tout ce qui portait une jupe?
Curieusement, alors que je suis libérée de mon coureur de jupon de fiancé, voilà que je tombe sur Jason, un homme fait du même bois !
Au bord de la nausée, j’efface tout. Les fichiers e-mail, les fichiers de traitement de texte, les feuilles de calcul. Je voudrais bien reformater tout le disque dur, mais j’ai besoin d’utiliser les programmes installés par Scott. Oui, j’ai besoin d’utiliser son ordinateur, de l’utiliser lui, de faire sortir quelque chose de positif de toutes ces années gâchées avec lui.
Tandis que des larmes coulent sur mes joues, je rouvre le programme de base de données et je commence à élaborer mon catalogue de références. J’entre le nom de mes livres de sorcellerie avec leur référence complète : le titre, l’auteur, le thème. Sans oublier la description physique du livre. Je crée des fichiers d’archivage pour les bouts de papier que j’ai trouvés glissés entre les pages et je rédige des notes pour chaque objet découvert.
Ce travail me prend énormément de temps, mais ne sollicite pas beaucoup mes neurones. Ce qui me laisse le temps de réfléchir. Et de pleurer en constatant l’échec de mes relations amoureuses.
Pourquoi suis-je si douée pour choisir des salauds ? On dirait que je recherche chaque fois le même type d’homme. Pourquoi faut-il que je me raconte des histoires pour expliquer, voire justifier, leur comportement ? Que je m’accroche à eux désespérément ?
Et maintenant qu’il me faut renoncer à eux, que vais-je faire de ma vie ?
28
Lorsque je sens la bonne odeur de cookies aux pépites de chocolat, je crois rêver.
J’ai passé quatre jours dans la cave, à travailler d’arrache-pied chaque fois que je ne dormais pas. Bien que la pièce soit fraîche, je sais que, disons-le… je ne sens pas la rose. Je ne me suis toujours pas décidée à prendre une douche, pour ne pas perdre de temps. Cela ne me semblait pas nécessaire. Après tout, je ne reverrai plus jamais d’homme, plus jamais ! Scott m’a menti, Jason m’a menti, et les hommes gentils comme Harold se retrouvent dans le même sac par ma faute.
Mais il faut que je trouve une solution pour la nourriture. Le stock de pommes n’a duré que jusqu’à mardi, il n’y a plus de bretzels depuis longtemps, et j’ai fini le fromage hier soir. J’ai même dû me résoudre à manger les poires Williams en conserve qui traînaient depuis des mois sur une étagère de ma cuisine.
Je me suis endormie en me demandant si le sentiment de culpabilité de Neko engendré par la mort de mon poisson est suffisamment fort pour l’inciter à courir jusqu’à l’épicerie, toujours par message interposé. Puis-je lui faire confiance pour me rapporter un demi-litre de Chubby Hubby, ma glace préférée ? Ou bien suivra-t-elle le chemin de mon pauvre poisson, à savoir tout droit dans son gosier ?
Voilà pourquoi j’ai l’impression que cette odeur de cookies n’est qu’une hallucination.
Je me traîne en haut des marches et je guette attentivement les bruits. La veille, je suis restée éveillée jusqu’à l’aube pour terminer le fichier de mes livres de sorcellerie. Je dois avouer que je suis très impressionnée : Hannah Osgood a rassemblé une collection
fabuleuse. Même si je suis incapable de déceler les raretés, j’ai constaté que ces livres ont été écrits par des tas d’auteurs différents. Beaucoup d’entre eux remontent à plusieurs siècles, et tous sont à présent catalogués dans ma base de données multi-entrées, mise à jour et fiable à 100 %. Je peux aussi en imprimer la liste.
Recroquevillée en haut des marches, je sens une autre odeur derrière celle des cookies au chocolat. Quelque chose de salé et de chaud, et qui me rappelle mon enfance, lorsque j’étais malade.
Je tourne la poignée et je fais pivoter la porte de la cave sur ses gonds.
De la soupe de poulet. De la soupe de poulet bien chaude. Avec du riz, si ma mémoire est bonne. J’ai de nouveau les yeux pleins de larmes, mais de bonheur cette fois. Quelqu’un a pris la peine de me faire une soupe de poulet !
Je resserre le cordon de mon peignoir de bain et je me dirige vers la cuisine. Je tombe sur trois femmes silencieuses, le visage sérieux, disposées en demi-cercle… Rectification ! Trois femmes plus Neko, qui a l’air plus efféminé que jamais. Il est en train d’appliquer sur ses ongles un vernis transparent, en examinant ses doigts comme si c’étaient des œuvres d’art.
— Bonjour!
J’imagine brusquement dans quel état doivent être mes cheveux. Graisseux au possible.
Melissa se lève.
— Salut. Nous nous sommes dit que tu devais avoir faim.
— Eh bien, oui…
Je m’interromps, le temps de poser les paumes de mes mains sur mes joues humides.
Mamie fait un pas en avant pour se mettre à hauteur de Melissa.
— Pourquoi n’irais-tu pas prendre une douche, ma chérie ? Ensuite, nous nous mettrons à table pour souper. Un petit souper de minuit.
Je regarde la pendule. 23 h 30! Je viens de faire un nouveau marathon du sommeil.
Clara se lève pour compléter le « triumvirat ».
— Je vais te faire des sandwichs pour accompagner la soupe. Tu préfères de la dinde ou du jambon ?