COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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Evelyn se penche en avant et prend son air « soucieux ».
— Vous avez malheureusement raté le départ d’Harold.
— Le départ ?
Comment ça ? Où est-il parti? Ma gorge se noue. Je sais que je lui ai crié quelque chose à la figure, dimanche dernier, mais je ne me rappelle plus quoi.
Evelyn pousse un long soupir.
— Oui, il est parti. Il nous a consacré sept longues années, mais depuis quelque temps, je me rendais bien compte qu'il avait besoin d'avancer. C'est d'ailleurs ce que je lui disais à chaque évaluation annuelle depuis deux ans, mais il avait l’air trop timide pour oser se lancer. J’aimerais bien savoir ce que vous lui avez dit.
Je bredouille :
— Je… je ne m’en souviens pas du tout. Lorsque je l’ai vu dimanche, je n’étais déjà pas dans mon assiette. J’étais partie en week-end, et il m’a fait sursauter en surgissant juste au moment où j’ouvrais ma porte. Je ne croyais vraiment pas que…
— Peu importe ce que vous avez dit, ça a marché.
— Ça a marché? Mais qu’est-ce qui a marché ?
Elle me répond d’un air détaché :
— Vous avez aidé Harold à trouver le courage de donner sa démission. D’après lui, vous lui avez toujours montré qu’il était important d’être honnête avec soi-même. Et vous l’avez encouragé à donner suite à ses talents d’informaticien, à mettre en valeur ses compétences.
Je suis interloquée par la façon dont Harold a présenté les choses. Il m’a donné le beau rôle.
— Et alors, que compte-t-il faire ?
— Il a créé sa propre boîte d’informatique. Ça s’appelle SuperNul. Il m'a confié qu'il y pensait depuis des années, mais c’est votre conversation de dimanche qui lui a fait comprendre que le moment était venu.
Ses lèvres amorcent une moue boudeuse.
— Peut-être avez-vous été un peu trop efficace dans vos encouragements… Harold a insisté sur le fait qu’il ne pouvait pas faire ses deux semaines de préavis. Il était trop impatient de trouver ses premiers clients !
Toujours sonnée par la nouvelle, je réponds :
— Désolée.
Evelyn sourit.
— Ne le soyez pas. C'était le moment ou jamais. Je regrette simplement qu’Harold n’ait pu vous remercier. Lui et le Pr Templeton.
— Jason ?
Le coup de poignard dans le ventre a été si soudain que j’en ai appelé mon prétendu Petit Ami par son prénom! Mais c’est bien le cadet de mes soucis.
— C'est ça. Nous avons eu une longue conversation, lundi matin. Le Pr Templeton m’a confié à quel point vous avez travaillé dur pour qu’il puisse rendre son manuscrit à temps. Il m’a dit aussi qu’il avait beaucoup apprécié les heures supplémentaires que vous avez faites pour lui. Lorsque son livre sortira l’été prochain, il nous fera d’ailleurs don d’un exemplaire pour notre collection. Mais il voulait que je sache que l’allusion à la bibliothèque dans les remerciements est largement insuffisante pour exprimer à quel point vous lui avez été utile.
Utile.
C'est en effet une façon de voir les choses. Je m’empresse de chasser l’image de ses mains sous mon pull lorsque nous étions lovés l’un contre l’autre, sous l’escalier de La Perla. Malheureusement, elle est aussitôt remplacée par une autre image, celle de nos corps enlacés sur le lit du Blue Cottage. Je serre les dents.
Je suppose que je devrais lui être reconnaissante de n’en avoir pas dévoilé davantage sur mes talents. Evelyn attend un commentaire de ma part. Je finis par articuler :
— Je n’ai fait que mon travail.
Ce n’est pas la vérité, mais cela semble coller au scénario parfait que Jason a concocté pour nous deux. Je ne peux m’empêcher de regarder par-dessus mon épaule du côté de la salle de lecture, vers la table où il a l’habitude de s’asseoir. Combien de fois me suis-je pomponnée avant de passer près de ce type ? Combien de couches de rose à lèvres Pick-me-up Pink ai-je gâchées pour lui ? Je sens mes ongles griffer mes genoux à travers mon jupon et je me demande jusqu’à quel point ce stupide costume l’a excité pour le conduire à cette cruelle manipulation.
Une manipulation cruelle. L'expression est peut-être un peu exagérée, voire tragique, pour évoquer notre relation. Ne pas oublier que c’est moi qui suis tombée amoureuse d’un homme marié, moi qui ai tout fait pour le prendre dans mes filets. Et qui lui ai jeté un sort en lisant le grimoire.
L'abattement et la sensation de nausée que j'ai combattus pendant mon absence du bureau font un retour en force. Mais je vais plus loin dans ma réflexion, comme un patient qui testerait une dent malade. Jason m’a bien fait croire qu’il était disponible, non ? Or il savait qu’il était hors jeu puisqu’il était marié. Même si je l’ai ensorcelé, il aurait dû se montrer honnête. Ce qui est arrivé n’est pas vraiment ma faute, du moins pas entièrement.
Pourtant, quelque chose en moi m’a incitée à tendre la main vers lui. J’étais attirée par lui, je l’ai désiré. Et si c’était précisément parce qu’il n’était pas libre ? Parce que, d’une certaine façon, je sentais que je ne pourrais jamais l’avoir ? J’ai dû sentir qu’il était lié à quelqu’un d’autre sur le plan affectif, et que je n’aurais donc pas à m’engager. Une façon de me préserver, de ne pas souffrir comme je souffre depuis un an pour essayer d’oublier Scott…
Oui, bon. Je peux continuer à me poser des questions pendant toute la journée, la réalité, c’est que je suis tombée raide dingue d’un salaud.
Evelyn poursuit son petit speech.
— Le Pr Templeton m’a clairement fait savoir qu’il n’utiliserait plus notre salle de lecture à court terme. Il m’a dit qu’il avait une urgence d’ordre familial et qu’il allait devoir passer plus de temps chez lui. Mais il m’a expressément demandé de vous remercier pour votre… quelle expression a-t-il utilisée, déjà ? Ah oui ! Pour votre passion du métier.
Ma passion du métier ? Tu parles !
Avant que je puisse rétorquer par une formule d’usage, Evelyn se cale bien au fond de son fauteuil.
— Ce qui m’amène à la dernière chose dont je voulais vous parler.
Je n’arrive pas à lire sur son visage. En général, lorsqu’elle s'assied de cette façon, c’est mauvais signe. C'est pour m’annoncer une mauvaise nouvelle, ou tester des idées et voir ma réaction. La dernière fois, c’était pour m’annoncer que je n’aurais pas d’augmentation et que j’irais habiter dans le cottage.
— Oui?
J’ai l’impression qu’elle a besoin d’un brin d’encouragement. De quoi va-t-elle me parler, maintenant ? Peut-être que Harold lui a touché un mot de ce qui s’est passé. Et s’il lui avait parlé de son prétendu amour pour moi ?
Ou alors Ekaterina l’a appelée en exigeant que je sois sanctionnée pour avoir débauché son mari. Son mari… J’en frissonne.
Ou bien il se passe quelque chose d’autre dans cette bibliothèque. Qui sait s’il n’y a pas un coin de cave particulièrement humide et froid qui aurait bien besoin qu’on y mette un peu d’ordre ? Une obscure collection de lettres manuscrites impossibles à déchiffrer, à l’écriture en pattes de mouche, des lettres en mal de tri… Et Evelyn a décidé que j’étais la femme idéale pour ce boulot.
Elle se décide enfin à parler.
— Dans toutes les bibliothèques, il arrive un moment où le directeur se doit d’étudier la viabilité à long terme de son établissement.
Oh, mon Dieu !
Elle va se séparer de moi. Je vais avoir droit au petit discours convenu du genre « Ce n’est pas vous, c’est moi ». Elle va me virer.
Et je me retrouverai à la rue. Sans boulot, sans toit. Sans références dignes de ce nom, juste des commentaires polis de Harold et Jason, et les souvenirs de ma vie folle de ces deux derniers mois.
Comment vais-je faire pour subsister ? Pour me nourrir, et nourrir Neko ? Et que faire des livres sur la sorcellerie qui sont à présent bien rangés sur leurs étagères, da
ns la cave de ma maison ?
— Evelyn, je…
Elle me coupe la parole.
— Pour vous et moi, ce moment est arrivé.
Les paumes bien à plat sur le sous-main de son bureau, elle se décide enfin à me regarder droit dans les yeux.
— Jane, j’ai passé toute la journée d’hier avec le Conseil d’administration pour une réunion d’urgence.
— Le Conseil d’administration ?
J’essaie de conserver une voix assurée.
— Oui, plus un invité d’honneur. Je ne devrais pas être surprise, j’imagine, que vous ayez omis de me parler de M. Potter après notre petite discussion sur Justin Cartmoor et vos demandes de dons.
— M. Potter ?
Je ne vois pas du tout ce qu’il vient faire dans cette conversation.
— Il est venu me voir lundi après-midi. Il m’a apporté des photos de Lucinda.
Mme Potter. La propriétaire du shih tzu.
— Je ne l’ai jamais rencontrée.
J’ai dit ça uniquement pour dire quelque chose.
— C'est ce que M. Potter m'a dit. Mais il a l'air convaincu que vous lui auriez plu. Vous et nous, notre établissement, notre collection.
Le visage d’Evelyn s’éclaire soudain. Elle me sourit.
— Voilà pourquoi il a décidé de consacrer des fonds au développement de la Bibliothèque Lucinda Potter.
Ça alors ! Mon sortilège a encore frappé. Follement épris de moi, M. Potter a mis fin au cauchemar budgétaire de la bibliothèque.
Evelyn ne peut se contenir plus longtemps. Elle bondit littéralement hors de son fauteuil.
— Vous avez bien entendu : un fonds pour la Bibliothèque Lucinda Potter ! M. Potter – Samuel – en a déjà parlé à ses avocats et les papiers sont prêts. Il a prévu une réserve d’argent pour le fonctionnement de la bibliothèque au quotidien, et une autre pour les opérations spéciales. Il a parlé notamment de notre collection de journaux d’archives et m’a dit que vous lui avez expliqué combien nous avions besoin d’y mettre de l’ordre. Grâce à sa générosité, nous pouvons embaucher un spécialiste du catalogage à plein temps, et au moins deux personnes à mi-temps.
Abasourdie, je me ratatine sur ma chaise. M. Potter m’a confié que Lucinda et lui n’avaient pas eu d’enfants, et qu’il adorerait nous aider à préserver notre collection. Pourtant, je n’y ai pas vraiment cru. Je pensais que c’était juste des propos en l’air, que l’on prononce lors d’une soirée de cocktail… Mais avec le financement de deux personnes à plein temps et de la gestion quotidienne de la bibliothèque, je constate qu’il ne plaisantait pas !
Encore sonnée, j’ôte ma charlotte et je me passe la main dans mes cheveux pour récupérer les pinces qui s’y sont égarées. Est-il moral d’accepter le don d’un homme aveuglé par le pouvoir de la magie ? Le sort que je lui ai jeté a-t-il pu modifier sa perception de Lucinda, sa femme, et de ce qu’elle aimait, de ce en quoi elle croyait ?
Je me mets à rire, mais sans conviction.
— J’imagine que nous en avons fini avec ces costumes, non ?
Le rire d’Evelyn est plus sonore que le mien. Une sorte de hennissement.
— Vous plaisantez, je suppose? Nous en avons besoin plus que jamais, avec tous ces nouveaux clients qui vont s’engouffrer en masse dans notre bibliothèque! Nous allons publier des communiqués de presse, Jane. Et nous organiserons une réception. Nous figurons enfin sur la carte de Georgetown !
O.K. On a bien le droit d'essayer, non ?
Je demande à contrecœur :
— Et la cafétéria, elle va rester aussi, je suppose ?
— Je n’ai pas l’intention de changer quoi que ce soit! Ni le café, ni les costumes, et surtout pas vous. Merci pour tout ce que vous avez fait.
J’en laisse tomber ma charlotte.
— Je vous en prie, c’est si peu de chose…
Tout est bien qui finit bien. C'est ce que j'essaie de me mettre dans la tête. Une citation de Shakespeare, ça devrait me plaire, non? Mais je me fais une promesse : j’y réfléchirai désormais à deux fois – voire trois et même quatre – avant de prononcer une formule magique !
30
Pendant le reste de la journée, je me sens ridiculement heureuse. Il faut dire que des tas de choses prennent soudain un sens dans ma vie. Je suis brusquement délestée de fardeaux que je n’avais même pas conscience de traîner, et ce pour la première fois depuis des lustres. Je suis désormais capable de respirer à pleins poumons et de marcher le cœur et l’esprit légers.
J’envisage un instant d’appeler Melissa. Il serait quand même normal que je l’informe aussi des bonnes nouvelles sans me cantonner aux mauvaises ! Mais dès que j’arrive chez moi, je me souviens qu’elle est partie à un nouveau Premier Rendez-Vous. La ténacité de cette fille est vraiment remarquable, même si ses choix sont mauvais.
Neko m’attend dans le salon. Allongé sur le canapé, il profite des derniers rayons de soleil de l’après-midi.
— Vous avez apporté les bonbons ?
— Quels bonbons ?
Je jette un regard derrière moi comme si je pouvais trouver là, sur le seuil de ma porte, une explication à cette étrange question.
— Des fantômes ? Des lutins ? Des barres chocolatées géantes Snickers ? Nous fêtons Halloween, ce soir !
Halloween. Comment ai-je pu l’oublier ? Toutes ces journées d’automne ont défilé sans que je m’en rende compte… J’aurais juré que nous étions encore en septembre, et que je venais d’emménager dans mon cottage.
Je hausse les épaules.
— De toute façon, il n’y a pas beaucoup de gosses déguisés qui passent chercher des bonbons ici, à Georgetown. Et je les imagine mal venir jusqu’ici, dans les jardins de la bibliothèque !
Neko fait la moue.
— J’ai envie de caramels.
— Dommage qu’on ne trouve pas de caramels à la sardine !
Je m’écroule sur le canapé, puis je change de place pour éviter les baleines de mon corset.
Neko soupire. Il s’étire et se lève.
— Ce serait le pied… Vous voulez que je prépare quelques mojitos ?
— Juste pour nous deux ?
— Vous en feriez si Melissa était ici à ma place!
Je hausse les épaules.
— C'est différent. Elle et moi suivons une mojitothérapie. En plus, je n’ai pas envie de mojito. Je vais descendre à la cave.
J’ai essayé pendant tout l’après-midi de trouver une formule magique, quelque chose de totalement désintéressé et entièrement dédié à la paix, à l’harmonie et au bien-être d’autrui. Quelque chose pour expier mon sortilège d’amour et exprimer mes remerciements pour toutes les bonnes nouvelles concernant la bibliothèque.
Le visage de Neko change aussitôt. Il a l’air très intéressé. Un chat ordinaire en bougerait la queue d’avance !
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Jeter un sort ou faire une incantation, peu importe. Toute cette énergie positive qui est en moi, je dois l’utiliser. Mais je vais d’abord me changer, ôter ce costume. Ensuite je vous rejoins à la cave.
Lorsque j’arrive en bas, Neko est déjà là. Je me sens fraîche et dispose dans mon jean et mon gros pull. Neko se glisse vers les étagères du fond de la cave, là où j’ai rangé les livres les plus bizarres de la collection.
— Que comptez-vous faire? Un nouveau sortilège d’amour?
— Non!
Je me rends compte que j’ai presque crié. Je me force à baisser la voix.
— Finis les sortilèges d’amour. Fini l’amour, du moins pour un temps.
Neko se love sur le canapé en cuir pour me regarder faire.
— Alors quoi ?
— Je veux faire quelque chose pour remercier Mamie, Clara et Melissa. Pour qu’elles sachent que j’ai été très touchée qu’elles soient venues hier soir, et que j’ai apprécié les histoires qu’elles m’ont racontées.
Neko fait le gros dos et p
rend une position plus confortable.
— Vous pourriez concocter un élixir de joie. En verser une ou deux gouttes dans une boisson chaude, et celui qui boira se sentira heureux sans savoir pourquoi.
Je jette un coup d’œil sceptique vers le coffret aux épices qui occupe une place de choix sous le pupitre.
— Qu’y a-t-il là-dedans ?
— Il faudra vérifier les dosages précis dans le livre des potions. C'est à base d'eau de pluie, et vous ajoutez un peu d’aile de rouge-gorge. Quelques fleurs de pommier séchées, une pincée de sang de colombe en poudre… Puis vous versez le tout sur la peau d’un crapaud pour éliminer toute trace d’énergie négative qui pourrait rester. Et vous buvez la potion dans un dé à coudre en argent, jusqu’à la dernière goutte.
— Une peau de crapaud ?
— Si vous ne me croyez pas, vérifiez dans le livre des potions.
— Non, non, je vous crois.
C'est la stricte vérité. Malgré sa vanité, son narcissisme, sa conviction absolue que le monde tourne autour de lui et lui seul, Neko ne m’a jamais induite en erreur, sur aucun point, en matière de sorcellerie.
— Alors pourquoi cette hésitation ?
— J’ai fait une promesse à Mamie.
Je repense à cette journée de septembre… Autrement dit, il y a à peine deux mois.
— Le jour où Evelyn m’a dit que je vivrais ici, dans ce cottage, Mamie m’a appelée au boulot et m’a fait promettre de n’embrasser aucun crapaud.
Neko a l’air scandalisé.
— Il faudrait être le dernier des imbéciles pour embrasser un crapaud!
— Tout à fait d’accord avec vous. Mais j’ai promis sans me soucier des conséquences. Le fait de boire une potion préalablement versée sur une peau de crapaud, ce serait pour moi une sorte de violation de ma promesse, même si ce n’est pas tout à fait la même chose.
— Je suppose que vous me faites marcher, là ?
— Pas du tout. Je vais en parler à Mamie, pour revenir sur ma promesse. Mais pas ce soir.
— De toute façon, elle ne le saura pas ! Cet élixir de joie ne fait pas partie de ses préoccupations, que je sache.