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La Vallée des chevaux

Page 30

by Jean M. Auel


  « La Grande Mère de la Terre se réjouit de voir Ses enfants heureux. C’est pourquoi Elle nous a offert Son merveilleux Don du Plaisir. Partager ce Don, c’est L’honorer et faire preuve de respect à Son égard. Mais, parmi nous, les Bénies de Mudo ont reçu un Don plus grand encore : la Mère les a dotées de Son merveilleux pouvoir de donner la Vie.

  Le shamud se tut un court instant. Puis, se tournant vers Jetamio, il reprit :

  — Jetamio, tu fais partie des Bénies de Mudo. Si tu L’honores, tu seras dotée du Don de Vie de la Mère et tu donneras naissance à ton tour. N’oublie jamais que l’esprit de Vie qui te permet de mettre des enfants au monde vient uniquement de la Grande Mère.

  « Et toi, Thonolan, continua-t-il, au moment où tu t’engages à assurer la subsistance d’un autre être, n’oublie pas que tu deviens semblable à Celle qui assure la subsistance de tous. En voyant que tu L’honores, Elle peut te doter, toi aussi, du pouvoir de créer : l’enfant mis au monde par la femme dont tu prends soin sera alors l’enfant de ton esprit.

  Quittant des yeux le jeune couple, le shamud s’adressa au groupe assemblé en face de lui.

  — Chacun de nous, conclut-il, quand il prend soin des autres et assure leur subsistance, honore la Mère et tous, en retour, nous profitons de Ses innombrables bienfaits.

  Jetamio et Thonolan se sourirent et, quand le shamud recula, ils s’assirent sur des nattes tissées. La fête pouvait commencer. On apporta au jeune couple une boisson fermentée à base de miel et de fleurs de pissenlit, qui avait été préparée lors de la dernière pleine lune. Quand Jetamio et Thonolan en eurent bu chacun une coupe, la boisson passa à la ronde.

  Markeno et Tholie, qui représentaient la famille jumelée ramudoï du jeune couple, s’approchèrent alors pour leur présenter le premier plat du repas. Il s’agissait d’un filet de corégone[6], cuit près du feu et servi avec une sauce à l’oseille sauvage.

  Ce goût, tout nouveau pour Jondalar, lui plut immédiatement et il trouva que cette sauce à l’oseille convenait parfaitement au poisson. Quand on passa à la ronde, pour accompagner le poisson, des paniers remplis de petits oléagineux, il se pencha vers Tholie pour lui demander ce que c’était.

  — Des faînes, répondit-elle. Ramassées à l’automne dernier.

  Tholie poursuivit en lui expliquant que le fruit du hêtre contenait une amande comestible. On commençait par débarrasser cette amande de l’enveloppe dure comme du cuir qui l’entourait à l’aide d’une petite lame en silex. Puis on faisait griller les amandes en les plaçant avec des braises chaudes dans des paniers à fond plat que l’on ne cessait de remuer pour que les amandes ne soient pas roussies. Pour finir, les amandes grillées étaient roulées dans du sel marin.

  — Tholie a apporté le sel, intervint Jetamio. C’est un de ses cadeaux de noce.

  — Tous les Mamutoï vivent près de la mer ? demanda Jondalar.

  — Non, répondit Tholie. Notre camp est le plus proche de la mer. La plupart des Mamutoï vivent plus au nord. Les Mamutoï sont des chasseurs de mammouths, ajouta-t-elle non sans une pointe de fierté. Tous les ans, nous quittons notre camp pour aller chasser.

  — Comment tu as fait pour avoir une compagne mamutoï, Markeno ? interrogea Jondalar.

  — Je l’ai enlevée, répondit celui-ci, avec un clin d’œil à la jeune femme bien en chair.

  — C’est vrai, confirma Tholie en souriant. Bien entendu, cet enlèvement était arrangé d’avance.

  — Nous nous sommes rencontrés lors de ma première expédition vers l’est. Pour faire du troc, j’ai descendu la Grande Rivière Mère jusqu’au delta. C’est là que j’ai rencontré Tholie. Je me moquais de savoir si elle était sharamudoï ou mamutoï et j’ai décidé que je ne rentrerai pas sans elle.

  Markeno et Tholie racontèrent à Jondalar toutes les difficultés soulevées par leur Union. Il avait fallu de longues négociations avant d’arriver à un arrangement et comme certaines coutumes restaient incontournables, Markeno avait été obligé d’enlever Tholie. Avec son accord, bien entendu. Pareille situation s’était déjà produite. Les cas étaient rares mais il existait des précédents.

  Les peuplements humains étaient très clairsemés et si espacés que l’on empiétait rarement sur le territoire du voisin. Comme les contacts étaient peu fréquents, l’arrivée d’un étranger constituait un événement. Même si les gens se montraient un peu méfiants au début, l’étranger était généralement bien accueilli. La plupart des peuples de chasseurs avaient l’habitude de voyager loin et régulièrement puisqu’ils suivaient les migrations des troupeaux d’herbivores, et chez eux il y avait souvent une forte tradition de Voyages individuels.

  Quand il y avait des désaccords, ils se produisaient plutôt au sein même de la communauté. Mais ce genre de frictions étaient, elles aussi, assez rares. Les tempéraments violents étaient refrénés par un code de bonne conduite et par des coutumes ritualisées. Les Sharamudoï et les Mamutoï entretenaient de bonnes relations commerciales et leurs mœurs comme leur langage se ressemblaient sur bien des points. Chez les Sharamudoï, la Grande Terre Mère s’appelait Mudo, chez les Mamutoï Mut, mais quel que soit son nom, elle restait l’Aïeule Ancestrale, la Première Mère et la Divinité.

  Les Mamutoï avaient une très haute idée d’eux-mêmes, ce qui ne les empêchait pas d’être ouverts et amicaux. En groupe, ils ne craignaient personne – ce qui semblait logique pour des chasseurs de mammouths. Ils avaient tellement confiance en eux qu’ils étaient souvent présomptueux et se montraient parfois un peu naïfs. Ils avaient tendance à croire que la haute idée qu’ils avaient d’eux-mêmes était partagée par tous.

  Tholie était une Mamutoï typique : ouverte, chaleureuse et persuadée que tout le monde l’appréciait. Et c’est vrai qu’il était difficile de résister à son enthousiasme dénué d’arrière-pensées. Personne ne s’offusquait lorsqu’elle posait des questions personnelles car il était évident qu’elle le faisait sans mauvaises intentions. Elle s’intéressait simplement aux gens et ne voyait pas de raison de ne pas satisfaire sa curiosité.

  Une petite fille s’approcha d’elle pour lui apporter un bébé.

  — Shamio vient de se réveiller, Tholie. Je crois qu’elle a faim.

  Après avoir remercié la fillette, Tholie donna le sein au bébé, sans que pour autant le repas soit interrompu. On fit passer à la ronde des samares qui avaient été mises à tremper dans un mélange d’eau et de cendres de bois, puis conservées dans de la saumure, ainsi que des tubercules semblables à des carottes sauvages. Ils avaient d’abord un goût de noisette, puis un arrière-goût plus épicé de radis. Il s’agissait d’un des mets favoris des Sharamudoï que Jondalar, pour sa part, n’appréciait qu’à moitié. Quand Dolando et Roshario eurent offert au jeune couple le second plat – un ragoût de chamois, servi avec un vin de myrtille – Jondalar se pencha vers son frère et lui dit :

  — J’ai trouvé le poisson délicieux, mais ce chamois est vraiment superbe.

  — Jetamio m’a dit que c’était le plat traditionnel des Shamudoï. Le ragoût est aromatisé avec des feuilles sèches de myrte des marais. L’écorce de cette plante est utilisée pour tanner les peaux de chamois et c’est elle qui leur donne cette teinte jaune. Nous avons eu de la chance que les Sharamudoï ramassent cette plante à la fin de l’automne dans les marais qui se trouvent là où la Sœur se jette dans la Grande Rivière car, sinon, jamais ils ne nous auraient trouvés.

  — Tu as raison, répondit Jondalar en fronçant les sourcils au souvenir de cet épisode. Nous avons vraiment eu de la chance.

  — Ce vin est un des cadeaux de noce de Jetamio, expliqua Serenio. Jondalar saisit sa coupe, but une gorgée et hocha la tête d’un air appréciateur.

  — C’est bon, dit-il. Beaucoup bon.

  — Très bon, corrigea Tholie. C’est très bon.

  Ayant eu elle-même quelques difficultés à apprendre le sharamudoï, elle trouvait normal de reprendre Jondalar.

  — Très bon, répéta Jondalar en souriant à la fe
mme petite et trapue qui nourrissait son bébé au sein.

  Il appréciait le franc-parler de Tholie et sa nature extravertie qui triomphaient si facilement de la timidité et de la réserve des autres.

  — Elle a raison, Thonolan, ajouta-t-il en se tournant vers son frère. Ce vin est vraiment excellent. Même notre mère serait d’accord là-dessus. Et pourtant, elle est une spécialiste en ce qui concerne la fabrication des vins. Je suis certain qu’elle aurait donné son accord en ce qui concerne Jetamio.

  Jondalar regretta aussitôt ce qu’il venait de dire. Jamais Thonolan ne présenterait sa compagne à Marthona. Jamais sans doute il ne la reverrait...

  — Jondalar, tu devrais parler sharamudoï, intervint Tholie. Quand tu parles zelandonii avec ton frère, personne ne comprend ce que tu dis. Si tu ne parlais que sharamudoï, tu apprendrais cette langue beaucoup plus vite.

  Jondalar rougit et eut un sourire d’excuse. Il n’en voulait pas à Tholie. Elle n’avait pas tort de lui faire cette remarque : en parlant une langue que personne ne comprenait, il se montrait impoli.

  Voyant la mine déconfite de Jondalar, Tholie essaya aussitôt d’arranger les choses.

  — Il faudrait que je t’apprenne le mamutoï et toi, tu m’apprendrais le zelandonii, dit-elle. A force de ne pas parler notre propre langue, nous risquons de l’oublier. J’aimerais savoir parler zelandonii. C’est une langue si musicale...

  — Même si toi, tu as envie d’apprendre le zelandonii, il se peut qu’ils n’aient pas envie d’apprendre à parler mamutoï, intervint Markeno. Tu n’y as pas pensé ?

  — Non, reconnut Tholie en rougissant à son tour.

  — J’aimerais apprendre le zelandonii et le mamutoï, dit Jetamio. Je trouve que c’est une bonne idée.

  — Moi aussi, dit Jondalar.

  — Nous faisons un sacré mélange tous les quatre, fit remarquer Markeno en souriant à sa compagne. Un Ramudoï à moitié mamutoï et une Shamudoï qui ne pas tarder à être à moitié zelandonii.

  Même s’ils sont aussi différents physiquement, Markeno et Tholie sont bien assortis, se dit Jondalar. Markeno était presque aussi grand que lui et, par comparaison, Tholie semblait plus petite et plus ronde encore qu’elle ne l’était en réalité.

  — Est-ce que vous accepteriez que d’autres se joignent à vous ? demanda Serenio. Je serais heureuse d’apprendre le zelandonii et je pense que si Darvo veut faire du troc plus tard, il aurait tout intérêt à parler mamutoï.

  — Pourquoi pas ? s’écria Thonolan en riant. A l’est comme à l’ouest, quand on est en Voyage, la connaissance des autres langues n’est jamais inutile. Mais même quand on ignore une langue, continua-t-il en se tournant vers son frère, ça ne vous empêche pas de comprendre ce qu’attend de vous une belle femme, n’est-ce pas, Jondalar ? Surtout quand on a de grands yeux bleus.

  — Tu devrais parler sharamudoï, Thonolan, fit remarquer Jondalar en faisant un clin d’œil à Tholie.

  Prenant son couteau de la main gauche – chez les Sharamudoï, la coutume voulait qu’on se serve de cette main pour manger – il sortit une tige qui se trouvait dans son bol et demanda ce que c’était.

  — De la bardane, répondit Jetamio.

  Comprenant soudain que pour Jondalar ce mot ne voulait rien dire, elle alla fouiller dans le tas de détritus qui se trouvait près de l’endroit où l’on cuisinait et lui montra les grandes feuilles gris-vert et duveteuses qui avaient été arrachées de la tige. Jondalar reconnut aussitôt la plante dont elle parlait. Quand Jetamio lui fit sentir l’odeur de longues tiges vertes qu’elle avait aussi apportées, il dit à son frère :

  — Je me doutais bien qu’il y avait de l’ail dans ce plat. Comment appelez-vous ça ?

  Après lui avoir répondu, Jetamio lui montra des tiges sèches et, cette fois, c’est Tholie qui intervint :

  — Ce sont des algues que j’ai apportées. On trouve ces algues dans la mer et on les utilise pour épaissir la sauce du ragoût.

  Tholie expliqua à Jondalar que cet ingrédient inhabituel avait été ajouté au plat traditionnel, non seulement dans un but culinaire, mais aussi pour montrer les liens de parenté qu’elle avait avec le jeune couple.

  — Cela faisait aussi partie de mon cadeau de noce, conclut-elle en tapotant le dos de son bébé qui avait fini de téter. (Se tournant vers Jetamio, elle demanda :) As-tu déjà fait ton offrande à l’Arbre de la Bénédiction, Tamio ?

  Jetamio baissa la tête et sourit d’un air un peu gêné. En général, on ne posait pas ce genre de question d’une manière aussi directe.

  — J’espère que la Mère bénira mon union en me donnant un bébé en aussi bonne santé et aussi heureux que le tien, répondit-elle.

  — Veux-tu me la garder un instant ? demanda Tholie. J’ai besoin d’aller faire un petit tour.

  Quand Tholie revint, le ton de la conversation avait changé. Le repas était terminé, les bols débarrassés et on venait de resservir du vin. Un des convives était en train de frapper en rythme sur un tambour formé d’une seule peau et improvisait les paroles d’une chanson. Dès que Tholie eut récupéré son bébé, Thonolan et Jetamio se levèrent et tentèrent de s’éclipser. En vain. Plusieurs personnes les entourèrent en souriant.

  En général, le couple dont on fêtait la future Union était censé s’en aller le plus tôt possible pour profiter des derniers moments avant la séparation qui allait lui être imposée pendant la période qui précédait la cérémonie. Mais comme ils étaient les invités d’honneur et qu’il aurait été impoli de s’en aller alors qu’il y avait des gens désireux de leur parler, ils devaient essayer de s’esquiver sans qu’on le remarque. Tout le monde étant au courant, ce départ devenait un jeu : le jeune couple s’enfuyait alors que tout le monde faisait semblant de regarder ailleurs, puis, quand on l’avait rattrapé, il s’excusait poliment. Après un échange de plaisanteries, les deux promis avaient le droit de s’en aller et la fête continuait sans eux.

  L’homme qui se trouvait le plus près de Thonolan lui demanda :

  — Tu n’es pas pressé de partir, n’est-ce pas ?

  — Il se fait tard, répondit Thonolan en souriant.

  — Pas si tard que ça ! Je suis sûr que Jetamio aimerait bien encore manger un morceau.

  — J’ai tellement mangé que je ne pourrai pas avaler une bouchée de plus.

  — Une coupe de vin, alors ? Tu ne vas tout de même pas refuser une coupe de ce merveilleux vin de myrtille, n’est-ce pas, Thonolan ?

  — D’accord... un petit peu de vin.

  — Une coupe pour toi aussi, Tamio ?

  S’approchant de Thonolan, Jetamio jeta un coup d’œil derrière son épaule avec un air de conspirateur.

  — Juste une gorgée, répondit-elle. Mais il va falloir que quelqu’un aille chercher nos coupes. Elles doivent être restées à l’endroit où nous étions assis.

  Une femme se détacha du groupe pour aller chercher les coupes et tous les assistants tournèrent la tête avec un bel ensemble pour la regarder. Thonolan et Jetamio en profitèrent pour se glisser dans l’ombre, derrière le feu.

  — Thonolan, Jetamio ! appela l’homme qui avait discuté avec eux. Je croyais que vous alliez boire une coupe avec nous.

  — Nous allons revenir, promit Jetamio. Nous avons juste besoin d’aller faire un petit tour. Tu sais ce que c’est après un bon repas... Jondalar, qui avait assisté de loin à la scène, se rapprocha de Serenio.

  Il désirait reprendre avec elle la conversation interrompue avant le dîner et lui proposer de partir dès que le jeune couple aurait réussi à s’éclipser. S’il voulait s’engager vis-à-vis d’elle, il avait intérêt à le faire maintenant, avant que sa répugnance habituelle à s’engager durablement ne reprenne le dessus.

  La gaieté était maintenant générale. Le vin de myrtille, plus fort que d’habitude, y était pour beaucoup. Les plaisanteries fusaient, on continuait à taquiner Jetamio et Thonolan et tout le monde riait. Quelques personnes chantaient. Quelqu’un voulait qu’on réchauffe le ragoût. Quelqu’un
d’autre était en train de faire chauffer de l’eau pour une infusion. Les enfants, nullement pressés d’aller dormir, se pourchassaient autour du feu. La fête battait son plein.

  Au moment où des cris fusaient pour saluer le couple qui avait enfin réussi à s’échapper, un des enfants bouscula un homme qui tenait à peine debout. L’homme trébucha et heurta une femme qui passait à côté de lui, un bol d’infusion brûlante à la main.

  Même si personne n’entendit le premier cri, les vagissements insistants du bébé mirent rapidement fin à l’agitation qui régnait autour du feu.

  — Mon bébé ! cria Tholie. Elle est brûlée !

  — Grande Doni ! s’écria Jondalar.

  Serenio et lui se précipitèrent à l’endroit où se trouvait Tholie. Le bébé criait, la mère pleurait, tout le monde voulait les aider et la confusion était à son comble.

  — Laissez approcher le shamud, conseilla Serenio. Poussez-vous. Le shamud déshabilla le bébé.

  — De l’eau froide, Serenio. Vite ! Non ! Attends ! Darvo, va me chercher de l’eau. Et toi, Serenio, de l’écorce de tilleul. Tu sais où elle est ?

  — Oui, répondit Serenio en se dépêchant d’aller chercher ce qu’on lui demandait.

  — Y a-t-il de l’eau sur le feu, Roshario ? demanda le shamud. S’il n’y en a pas, mets-en à chauffer. Il faut faire une décoction d’écorce de tilleul pour le bébé mais aussi pour Tholie. Elle aussi, elle a été ébouillantée.

  Darvo revint avec un récipient plein d’eau qu’il était allé chercher à la cascade.

 

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