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Novecento

Page 4

by Baricco, Alessandro


  J’en suis resté baba.

  Vlam.

  Un tableau, tu ne peux pas lui poser des questions. Mais Novecento, si. Je le laissai tranquille un moment puis je commençai à le tanner, je voulais comprendre pourquoi, il y avait forcément une raison, un type ne reste pas trente-deux ans sur un bateau et puis tout à coup un jour il descend, comme si de rien n’était, sans même dire pourquoi à son meilleur ami, sans rien lui dire du tout.

  « Il y a quelque chose que je dois voir, là-bas, il me fait.

  — Et c’est quoi ?» Il ne voulait pas me le dire, et ça peut se comprendre, d’ailleurs, parce que quand il le fit, ce fut pour me dire :

  « La mer.

  — La mer ?

  — La mer. »

  Ben voyons. T’aurais pu penser à tout sauf à ça. J’arrivais pas à le croire, peut-être qu’il voulait se payer ma tronche. Le coup du siècle.

  «Ça fait trente-deux ans que tu la vois, la mer, Novecento.

  — D’ici. Moi, je veux la voir de là-bas. C’est pas la même chose. »

  Bon Dieu de bon Dieu. J’avais l’impression de parler avec un môme.

  «Eh bien, d’accord. Tu attends qu’on soit arrivés au port, là tu te penches et tu la regardes bien. C’est la même chose.

  — C’est pas la même chose.

  — Et qui t’a raconté ça ? »

  C’était un dénommé Baster qui le lui avait raconté, Lynn Baster. Un paysan. Un de ceux qui travaillent comme des mules pendant quarante ans et n’ont jamais rien vu d’autre que leur champ, et peut-être une ou deux fois la grande ville, à quelques lieues de là, les jours de foire. Sauf que ce paysan-là, la sécheresse lui avait tout pris, sa femme était partie avec un prédicateur quelconque, et ses mômes la fièvre les lui avait emportés, tous les deux. Le type né sous une bonne étoile, quoi. Alors un jour il avait pris ses affaires, et il s’était lancé à traverser toute l’Angleterre à pied, pour aller jusqu’à Londres. Mais comme les routes ça n’était pas son fort, au lieu d’arriver à Londres il s’était retrouvé dans un petit village au milieu de nulle part, un endroit où, si tu continuais à marcher, après deux virages, de l’autre côté de la colline, pour finir, tout à coup, tu voyais la mer. Lui, il ne l’avait jamais vue, la mer. Et ça l’avait foudroyé sur place. C’était ça qui l’avait sauvé, à l’en croire. Il disait : «C’est comme un hurlement géant mais qui ne s’arrêterait jamais de crier, et ce qu’il crie c’est : « bande de cocus, la vie c’est quelque chose d’immense, vous allez comprendre ça oui ou non ? Immense !« » Il n’y avait jamais pensé avant, ce Lynn Baster. Sans blague, ça ne lui était jamais arrivé de penser une chose pareille. À tel point que, dans sa tête, ce fut comme une révolution.

  Peut-être que Novecento c’était pareil... peut-être que ça ne lui avait jamais traversé l’esprit, cette histoire-là, que la vie c’est quelque chose d’immense. Il s’en était douté, peut-être, mais personne jamais ne le lui avait crié aussi fort. Si bien que cette histoire de la mer et tout le reste, il se la fit raconter des milliers de fois par le dénommé Baster, et il finit par décider que lui aussi il devait essayer. Quand il se lança à m’expliquer la chose, il avait la tête du gars qui t’explique le fonctionnement du moteur à explosion : c’était scientifique.

  «Je peux y rester encore des années sur ce bateau sans que la mer me dise quoi que ce soit, à moi. Alors que là, je descends, je vis sur la terre et de la terre pendant quelques années, je deviens un type normal, et puis un jour je m’en vais, j’arrive sur une côte, n’importe laquelle, je lève les yeux, je regarde la mer : et elle, elle sera là, et je l’entendrai crier. »

  Scientifique. La connerie la plus scientifique du siècle, ça me paraissait, à moi. J’aurais pu lui dire, mais je ne l’ai pas dit. Ce n’était pas si simple. Il faut dire que je l’aimais bien, Novecento, et j’avais bien envie qu’un jour ou l’autre il descende, et qu’il joue pour les gens de la terre, et qu’il se marie avec une femme sympathique, et qu’il ait des enfants, bref, toutes les choses de la vie, qui n’est peut-être pas immense mais bon, qui est belle, quand même, si t’as de la chance, un peu, et si t’as envie. Bref, cette histoire, ça me semblait un vrai attrape-couillon mais si ça pouvait aider Novecento à descendre, ça m’allait. Et je commençais même à penser que c’était une bonne chose, finalement. Je lui dis que son raisonnement était correct. Et que j’étais content, vraiment. Et que j’allais lui offrir mon manteau en poil de chameau, il aurait une sacrée allure là-dedans quand il descendrait la passerelle, avec ce manteau en poil de chameau. Lui, de son côté, il était quand même un peu ému :

  « Mais toi, tu viendras me voir, hein ? sur la terre... »

  Bon Dieu, je t’avais une pierre là dans la gorge, vraiment, comme une pierre, ça me tuait de l’entendre parler comme ça, je déteste les adieux, et je me suis mis à rire du mieux que je pouvais, assez mal d’ailleurs, et à lui dire que bien sûr j’irais le voir, et on ferait courir son chien dans les champs, et sa femme nous mettrait une dinde au four, et je ne sais plus quelles conneries encore, et lui, il riait, et moi je riais aussi, mais à l’intérieur on savait bien tous les deux que la vérité était différente, que la vérité c’était que tout serait fini, et qu’il n’y avait rien à y faire, ça devait arriver, et ça arrivait maintenant : Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento allait descendre du Virginian, dans le port de New York, un jour de février. Après trente-deux années passées en mer, il allait descendre à terre, pour aller voir la mer.

  (Commence une musique du genre vieille ballade. Le comédien disparaît dans l’obscurité, puis reparaît habillé comme Novecento en haut de la passerelle d’un paquebot. Manteau en poil de chameau, chapeau, grande valise. Il reste là, quelques instants, immobile, dans le vent, regardant devant lui. Il regarde New York. Puis il descend la première marche, la deuxième, la troisième. A ce moment-là, brusquement, la musique s’interrompt et Novecento s’arrête net. Le comédien ôte son chapeau et se tourne vers le public.)

  Ce fut à la troisième marche qu’il s’arrêta. Brusquement.

  « Qu’est-ce qu’il y a ? T’as marché dans une merde ? » fit Neil O’Connor, un Irlandais qui ne comprenait foutre rien à rien mais que ça n’empêchait pas d’être de bonne humeur, toujours.

  «Il a peut-être oublié quelque chose, j’ai dit.

  — Et quoi donc ?

  — Est-ce que je sais...

  — Il a peut-être oublié pourquoi il descend.

  — Dis pas des conneries. »

  Et pendant ce temps-là, Novecento, immobile, un pied sur la deuxième marche et un pied sur la troisième. Il resta comme ça une éternité. Il regardait devant lui, comme s’il cherchait quelque chose. Et il finit par faire une chose bizarre. Il enleva son chapeau, passa la main pardessus la rampe, et laissa tomber le chapeau. On aurait dit comme un oiseau fatigué, ou une omelette bleue avec des ailes. Il fit deux ou trois volutes dans les airs, et tomba dans la mer. Il flottait. C’était un oiseau, évidemment, pas une omelette. Quand on a relevé les yeux vers la passerelle, ça a été pour voir Novecento, avec son manteau en poil de chameau, mon manteau en poil de chameau, qui remontait ces deux marches, en tournant le dos au monde, avec un drôle de sourire sur le visage. En deux pas, il avait disparu à l’intérieur du navire.

  « T’as vu ? le nouveau pianiste est arrivé, a dit Neil O’Connor.

  — C’est le plus grand, paraît-il », j’ai répondu. Et je ne savais pas si j’étais triste, ou bien heureux à en mourir.

  Ce qu’il avait vu, du haut de cette maudite troisième marche, il a pas voulu me le dire. Ce jour-là, et pendant les deux traversées qu’on a faites encore après, Novecento resta un peu bizarre, il parlait moins que d’habitude, et il avait l’air très occupé par une histoire à lui, personnelle. Nous, on ne posait aucune question. Lui, il faisait comme si de rien n’était. On voyait qu’il n’était pas tout à fait normal, mais bon, on n’avait pas envie d’aller l’interroger. Les choses continuèrent ainsi pendant quelques mo
is. Puis, un jour, Novecento entra dans ma cabine, et lentement, mais tout d’une traite, sans s’arrêter, me dit : « Merci pour le manteau, il m’allait drôlement bien, dommage, j’aurais eu une sacrée allure avec, mais ça va beaucoup mieux maintenant, c’est passé, tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. »

  Quant à moi, je n’étais même pas certain qu’il l’ait jamais été, malheureux. Ce n’était pas une de ces personnes dont tu te demandes toujours est-ce qu’il est heureux, ce type-là. C’était Novecento, point. Il ne te faisait pas venir à l’esprit l’idée du bonheur, ou de la souffrance. Il avait l’air au-dessus de tout, il avait l’air intouchable. Lui, et sa musique : le reste, ça comptait pas.

  « Tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. » Ça m’en a laissé baba, cette phrase. Il n’avait pas l’air du gars qui plaisante, en disant ça. L’air de celui qui sait très bien où il va. Et qui y arrivera. C’était comme quand il s’asseyait au piano et qu’il commençait à jouer, aucune hésitation dans ses mains, les touches semblaient les attendre depuis toujours, ces notes, comme si elles n’avaient existé que pour ces notes-là, et uniquement pour elles. On avait l’impression qu’il inventait dans l’instant : mais ces notes-là, quelque part dans sa tête, elles étaient écrites depuis toujours.

  Je sais maintenant que ce jour-là Novecento avait décidé qu’il allait s’asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer à jouer une musique, absurde et géniale, compliquée mais superbe, la plus grande de toutes. Et danser sur cette musique ce qu’il lui resterait d’années. Et plus jamais être malheureux.

  Moi, je suis descendu du Virginian le 21 août 1933. J’y étais monté six années plus tôt. Mais ça me paraissait une vie entière. Je n’en suis pas descendu pour un jour ou pour une semaine : j’en suis descendu pour toujours. Avec mes papiers de débarquement, mes arriérés de paie, tout. En règle. J’en avais fini avec l’Océan.

  Je ne peux pas dire que je ne l’ai pas aimée, cette vie-là. C’était une drôle de manière de faire coller les choses, mais ça fonctionnait. Sauf que je n’arrivais pas vraiment à penser que ça pouvait durer toujours. Si tu es marin, c’est différent, ta place est sur la mer, tu peux y rester jusqu’à ce que tu crèves, pas de problème. Mais un type qui joue de la trompette... Si tu joues de la trompette, sur la mer tu es un étranger, et tu le seras toujours. Que tu rentres chez toi tôt ou tard, c’est juste. Et tôt, c’est encore mieux, je me suis dit.

  « Et tôt, c’est encore mieux », j’ai dit à Novecento. Et il a compris. On voyait bien qu’il n’avait aucune envie de me voir descendre cette passerelle, et en plus pour toujours, mais jamais il ne me le dit. Et c’était mieux comme ça. Le dernier soir, on était en train de jouer pour les habituels connards des premières, et le moment de mon solo arriva, je commençai donc à jouer, et après quelques notes j’entends le piano qui s’en vient avec moi, tout bas, avec douceur, mais il jouait avec moi. On continua comme ça tous les deux, et moi, bon Dieu, je jouais du mieux que je pouvais, pas tout à fait Louis Armstrong mais vraiment je jouais bien, avec Novecento derrière moi qui me suivait partout, comme lui seul savait le faire. Les autres nous ont laissés continuer un petit bout de temps, ma trompette et son piano, pour la dernière fois, à nous dire toutes les choses qu’on peut jamais se dire, avec les mots. Autour de nous les gens continuaient à danser, ils ne s’étaient aperçus de rien, ils ne pouvaient pas s’en apercevoir, ils ne savaient rien de tout ça, ils continuaient à danser comme si de rien n’était. Peut-être qu’un type a juste dit à un autre : « T’as vu celui qui est à la trompette, c’est rigolo, il doit être saoul, ou alors il a un grain. Regarde-le, celui qui est à la trompette : il joue, et pendant ce temps, il pleure. »

  Ce qui s’est passé après, une fois débarqué, c’est une autre histoire. J’aurais peut-être pu faire quelque chose de bien si cette fichue guerre n’était pas venue se mettre en travers, ça aussi. Ça a tout compliqué, on ne savait plus où on en était. Il fallait avoir un sacré cerveau, pour s’y retrouver. Il fallait avoir des qualités que moi, je n’avais pas. Moi, je savais jouer de la trompette. C’est étonnant à quel point ça peut être inutile, quand la guerre est là. Collée à tes basques. À pas vouloir te lâcher.

  Bref, pour ce qui est du Virginian et de Novecento, je n’en ai plus entendu parler, pendant des années. Ce n’est pas que j’avais oublié, j’ai continué, toujours, à me souvenir de lui, et je me demandais sans cesse : «Qu’est-ce qu’il ferait, Novecento, s’il était là, qu’est-ce qu’il dirait, « au cul la guerre» il dirait », mais quand c’était moi qui le disais, ça faisait pas pareil. Ça allait tellement mal que, par moments, je fermais les yeux et je repartais là-bas, en troisième classe, à écouter les émigrants chanter l’opéra, et Novecento jouer on ne sait quelle musique, ses mains, sa tête, et l’Océan autour. Par l’imagination j’y allais, et par les souvenirs, c’est tout ce qu’il te reste quelquefois, pour sauver ta peau, quand t’as plus rien. C’est un truc de pauvre, mais ça marche toujours.

  Bref, tout ça c’était une histoire terminée. Qui avait vraiment l’air terminée. Et puis, un jour, je reçois une lettre, écrite par Neil O'connor, l’Irlandais qui n’arrêtait jamais de plaisanter. Mais cette fois, c’était une lettre sérieuse. Elle disait que le Virginian était rentré de la guerre tout déglingué, il avait servi d’hôpital flottant, et il était dans un tel état à la fin qu’ils avaient décidé de le couler. Ils avaient débarqué à Plymouth le peu d’équipage qui restait, ils avaient bourré le bateau de dynamite et un jour ou l’autre ils l’emmèneraient au large pour s’en débarrasser : boum, et on n’en parle plus. Après, il y avait un post-scriptum ; il disait : « T’aurais pas cent dollars ? Je te jure que je te les rendrai. » Et encore après, un autre post-scriptum : il disait : « Novecento est pas descendu. »

  J’ai retourné la lettre dans tous les sens pendant des jours. Puis j’ai pris le train qui allait à Plymouth, je suis allé jusqu’au port, j’ai cherché le Virginian, je l’ai trouvé, j’ai donné un peu de fric aux gardiens qui étaient là, je suis monté sur le bateau, je l’ai parcouru d’un bout à l’autre, je suis descendu jusqu’à la salle des machines, je me suis assis sur une caisse qui avait l’air d’être bourrée de dynamite, j’ai ôté mon chapeau, je l’ai posé par terre, et je suis resté là, en silence, sans savoir quoi dire /

  ... Là, immobile, à le regarder, lui là immobile qui me regardait /

  Dynamite aussi sous ses fesses, dynamite partout /

  Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento /

  À croire qu’il le savait, que j’allais venir, comme il savait toujours les notes que t’allais jouer et... /

  Avec cette tête vieillie, mais d’une belle façon, sans fatigue /

  Pas une lumière, sur le bateau, sauf celle qui filtrait de l’extérieur, dieu sait comment elle était, la nuit /

  Les mains blanches, la veste bien boutonnée, les souliers brillants /

  Il était pas descendu, lui / Dans la pénombre, on aurait dit un prince / Il était pas descendu, il allait sauter avec le reste, au milieu de la mer /

  Le grand final, avec tous les gens qui regardent, au bout du quai et sur le rivage, le grand feu d’artifice, adieu tout le monde, le rideau tombe, flammes, fumée, et grande vague à la fin/

  Danny Boodmann T.D. Lemon / Novecento /

  Sur ce navire englouti par l’obscurité, mon dernier souvenir de lui, c’est une voix, juste une voix, adagio, qui parle /

  /

  /

  /

  /

  /

  (Le comédien devient Novecento.)

  /

  /

  /

  /

  /

  Toute cette ville... on n’en voyait pas la fin... /

  Hep, la fin, s’il vous plaît, on voudrait voir la fin !/

  Et ce bruit /

  Sur cette maudite passerelle... c’était très beau, tout ça... et
moi j’étais grand, avec ce manteau, j’avais une sacrée allure, et bien sûr, j’allais descendre, c’était garanti, pas de problème / Avec mon chapeau bleu /

  Première marche, deuxième marche, troisième marche /

  Première marche, deuxième marche, troisième marche /

  Première marche, deuxième / Ce n’est pas ce que j’ai vu qui m’a arrêté / C’est ce que je n’ai pas vu / Tu peux comprendre ça, mon frère ? C’est ce que je n’ai pas vu... je l’ai cherché mais ça n’y était pas, dans toute cette ville immense il y avait tout sauf /

  Il y avait tout /

  Mais de fin, il n’y en avait pas. Ce que je n’ai pas vu, c’est où ça finissait, tout ça. La fin du monde /

  Imagine, maintenant : un piano. Les touches ont un début. Et les touches ont une fin. Toi, tu sais qu’il y en a quatre-vingt-huit, là-dessus personne peut te rouler. Elles sont pas infinies, elles. Mais toi, tu es infini, et sur ces touches, la musique que tu peux jouer elle est infinie. Elles, elles sont quatre-vingt-huit. Toi, tu es infini. Voilà ce qui me plaît. Ça, c’est quelque chose qu’on peut vivre. Mais si tu /

 

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