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Novecento

Page 5

by Baricco, Alessandro


  Mais si je monte sur cette passerelle, et que devant moi /

  Mais si je monte sur cette passerelle et que devant moi se déroule un clavier de millions de touches, des millions, des millions et des milliards /

  Des millions et des milliards de touches, qui ne finissent jamais, c’est la vérité vraie qu’elles ne finissent jamais, et ce clavier-là, il est infini / Et si ce clavier est infini, alors / Sur ce clavier-là, il n’y a aucune musique que tu puisses jouer. Tu n’es pas assis sur le bon tabouret : ce piano-là, c’est Dieu qui y joue /

  Nom d’un chien, mais tu les as seulement vues, ces rues ?

  Rien qu’en rues, il y en avait des milliers, comment vous faites là-bas pour en choisir une / Pour choisir une femme / Une maison, une terre qui soit la vôtre, un paysage à regarder, une manière de mourir / Tout ce monde, là /

  Ce monde collé à toi, et tu ne sais même pas où il finit /

  Jusqu’où il y en a /

  Vous n’avez jamais peur, vous, d’exploser, rien que d’y penser, à toute cette énormité, rien que d’y penser ? D’y vivre... /

  Moi, j’y suis né, sur ce bateau. Et le monde y passait, mais par deux mille personnes à la fois. Et des désirs, il y en avait aussi, mais pas plus que ce qui pouvait tenir entre la proue et la poupe. Tu jouais ton bonheur, sur un clavier qui n’était pas infini.

  C’est ça que j’ai appris, moi. La terre, c’est un bateau trop grand pour moi. C’est un trop long voyage. Une femme trop belle. Un parfum trop fort. Une musique que je ne sais pas jouer. Pardonnez-moi. Mais je ne descendrai pas. Laissez-moi revenir en arrière. S’il vous plaît /

  /

  /

  /

  /

  Et maintenant, essaie de comprendre, mon frère. Essaie de comprendre, si tu peux / Avec tout ce monde dans les yeux /

  Terrible mais beau /

  Trop beau /

  Et la peur qui me ramenait en arrière /

  Le bateau, encore et toujours /

  Un petit bateau /

  Ce monde dans les yeux, toutes les nuits, à nouveau /

  Les fantômes /

  Tu peux en mourir si tu les laisses faire / L’envie de descendre /

  La peur de le faire /

  À force tu deviens fou /

  Fou /

  Il faut que tu fasses quelque chose, et c’est ce que j’ai fait /

  J’ai commencé par l’imaginer /

  Et après je l’ai fait /

  Chaque jour pendant des années /

  Douze années /

  Des milliards d’instants /

  Un geste invisible, et très lent. /

  Moi qui n’avais pas été capable de descendre de ce bateau, pour me sauver moi-même, je suis descendu de ma vie. Marche après marche. Et chaque marche était un désir. A chaque pas, un désir auquel je disais adieu.

  Je ne suis pas fou, mon frère. On n’est pas fou quand on trouve un système qui vous sauve. On est rusé comme l’animal qui a faim. La folie, ça n’a rien à voir. C’est le génie, ça. La géométrie. La perfection. Les désirs déchiraient mon âme. J’aurais pu les vivre, mais j’y suis pas arrivé. Alors je les ai ensorcelés. Et je les ai laissés l’un après l’autre derrière moi. De la géométrie. Un travail parfait. Toutes les femmes du monde, je les ai ensorcelées en jouant une nuit entière pour une femme, une, la peau transparente, des mains sans un seul bijou, des jambes fines, elle balançait sa tête au son de ma musique, sans sourire, sans baisser les yeux, jamais, une nuit entière, et quand elle s’est levée ce n’est pas elle qui est sortie de ma vie, c’étaient toutes les femmes du monde. Le père que je ne serai jamais, je l’ai ensorcelé en regardant un enfant mourir, pendant des jours entiers, assis auprès de lui, sans rien perdre de ce spectacle effroyablement beau, je voulais être la dernière vision qu’il aurait au monde, et quand il s’en est allé, en me regardant dans les yeux, ce n’est pas lui qui est parti mais tous les enfants que je n’ai jamais eus. La terre qui était la mienne, quelque part dans le monde, je l’ai ensorcelée en écoutant chanter un homme qui venait du Nord, et en l’écoutant tu voyais tout, tu voyais la vallée, les montagnes autour, la rivière qui descendait, doucement, la neige l’hiver, les loups dans la nuit, et quand cet homme a eu fini de chanter, alors ma terre, où qu’elle se trouve, a été finie à jamais. Les amis que j’ai désiré avoir, je les ai ensorcelés en jouant pour toi et avec toi, ce soir-là, et dans l’expression de ton visage, dans tes yeux, je les ai vus tous, mes amis bien-aimés, quand tu es parti, ils s’en sont allés avec toi. J’ai dit adieu à l’émerveillement quand j’ai vu les icebergs géants de la mer du Nord s’écrouler, vaincus par la chaleur, j’ai dit adieu aux miracles quand j’ai vu rire ces hommes que la guerre avait démolis, j’ai dit adieu à la colère quand j’ai vu ce bateau qu’on bourrait de dynamite, j’ai dit adieu à la musique, à ma musique, le jour où je suis arrivé à la jouer tout entière dans une seule note d’un seul instant, et j’ai dit adieu à la joie, en l’ensorcelant elle aussi, quand je t’ai vu entrer ici. Ce n’est pas de la folie, mon frère. C’est de la géométrie. C’est un travail d’orfèvre. J’ai désarmé le malheur. J’ai désenfilé ma vie de mes désirs. Si tu pouvais remonter ma route, tu les y trouverais, les uns après les autres, ensorcelés, immobiles, arrêtés là pour toujours, jalonnant le parcours de cet étrange voyage que je n’ai jamais raconté à personne sauf à toi /

  /

  /

  (Novecento s’éloigne vers les coulisses.) / /

  /

  (Ils’arrête, se retourne.) Je la vois déjà, la scène, à l’arrivée là-haut, avec le gars qui cherche mon nom sur la liste et qui ne le trouve pas.

  « Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

  — Novecento.

  — Nosjinsky, Notabarbolo, Novalis, Novak...

  — C’est parce que je suis né sur un bateau.

  — Plaît-il ?

  — Je suis né sur un bateau, et j’y suis mort, d’ailleurs, c’est peut-être marqué quelque part...

  — Naufrage ?

  — Non. Sauté en l’air. Six quintaux et demi de dynamite. Boum.

  — Ah. Et tout va bien, maintenant ?

  — Oui, oui, très bien... enfin, il y a juste cette histoire de bras... un bras qui a disparu… mais on m’a assuré que...

  — Il vous manque un bras ?

  — Oui. C’est dans l’explosion...

  — On doit en avoir un ou deux par là... C’est lequel ?

  — Le gauche.

  — Aïe-aïe-aïe.

  — Qu’est-ce qu’il y a ?

  — J’ai bien peur qu’on n’ait que deux droits, vous savez...

  — Deux bras droits ?

  — Eh. Ça vous ferait problème, en cas, si...

  — Si quoi ?

  — Je veux dire, si vous preniez un bras droit...

  — Un bras droit à la place du bras gauche ?

  — Oui.

  — Ben... non, tout compte fait, mieux vaut un droit que rien du tout...

  — C’est ce que je pense aussi. Attendez un instant, je vais vous le chercher.

  — Si jamais je repassais dans quelques jours, et que vous en ayez reçu un gauche...

  — Zut, j’ai un blanc et un noir...

  — Non non, la même teinte... Ce n’est pas que j’aie quelque chose contre les nègres, hein, mais c’est juste que...

  La poisse. Toute une éternité là-haut, au Paradis, avec deux mains droites. (D'une voix nasale.) Allez, maintenant on va faire un beau signe de croix ! (Il commence à le faire mais s’arrête. Il regarde ses mains.) Tu ne sais jamais laquelle utiliser. (Il hésite un instant, puis fait un rapide signe de croix avec les deux mains.) Toute une éternité, des millions d’années, à passer pour un débile. (Il refait le signe de croix à deux mains.) L’enfer. Au Paradis. Pas de quoi rire. (Il se tourne vers les coulisses, s’arrête un pas avant de sortir, se tourne de nouveau vers le public : il a les yeux qui brillent.)

  Bien sûr... mais quand même, tu ima
gines, cette musique ?... avec ces mains-là, avec deux mains droites, deux... évidemment, à condition qu’il y ait un piano...

  (Il redevient sérieux.)

  C’est de la dynamite que tu as sous les fesses, mon frère. Lève-toi de là et va-t’en. C’est fini. C’est fini pour de bon, cette fois. »

  (Il sort.)

  FIN

  postface

  Toutes les musiques du monde

  Au printemps de 1991, dans le ciel de l’édition italienne, apparaissait une planète nommée Baricco. Quelques-uns, peut-être, connaissaient déjà ce nom pour avoir lu trois ans plus tôt II Genio in fuga (Le Génie en fuite), brillant essai sur la musique de Rossini, ou des articles de musicologie ici et là dans la presse.

  Mais Castelli di rabbia, premier roman de ce critique musical qui avait alors trente-trois ans (Châteaux de la colère, prix Médicis Etranger 1995), ne ressemblait à rien de ce qui se publiait alors. Dans le panorama littéraire italien, occupé par le témoignage personnel ou la revisitation d’un passé local, se ressentaient encore les effets d’une glaciation survenue dans les années soixante-dix : la nouvelle génération d’écrivains ne croyait plus au roman, et bien rares étaient ceux et celles qui écrivaient pour le simple plaisir de raconter des histoires. Et ces Châteaux de la colère, roman foisonnant, à la fois baroque et tonique, petite galaxie d’histoires de personnages farfelus et attachants dont chacun laissait derrière lui un sillage lumineux, rencontra très vite le succès, d’abord critique, puis public. Ce sont les jeunes générations, en particulier, qui allaient faire de Baricco, notamment après la sortie en 1993 de son second roman, Oceano mare (Océan mer, 1997) un de leurs auteurs-culte.

  Lorsque, en 1993, la télévision italienne lui demanda d’animer une émission littéraire, Pickwick, l’image de Baricco devint familière à toute l’Italie : chacun des livres dont il était question ces soirs-là, qu’il s’agisse de L’Attrape-Cœurs de J. D. Salinger, des monuments de la littérature mondiale ou d’un roman tout juste paru, était dès le lendemain acheté par des milliers de lecteurs pressés de retrouver entre leurs pages la magie que Baricco leur avait fait entrevoir.

  Pour la parution de son troisième roman, Seta (Soie, 1997), Baricco qui, après l’arrivée de Ber-lusconi, avait décidé de mettre un terme à son travail télévisuel, choisit un mode de présentation inédit, celui de la lecture publique. Dans un théâtre de Rome, au milieu d’un décor composé d’une chaise et d’une carafe d’eau, une jeune comédienne lut dans son intégralité ce court roman (une centaine de pages d’une écriture simple et savante, aussi fine et précise que la facture d’un bijou). Pris sous le charme du texte, le public, composé en grande partie de jeunes, mais aussi de quelques écrivains et quelques critiques, réserva un accueil chaleureux au livre et l’on se bouscula devant l’entrée des artistes pour rencontrer l’auteur. Mais celui-ci, insouciant, était déjà parti, vêtu de son étemel jean, son sac à dos jeté sur l’épaule.

  Qu’on ne s’y méprenne pas : si Baricco est en Italie une star, s’il y a autour de lui une légende, à l’égal des chanteurs de rock dont l’aura fascine les «groupies », il est d’abord et avant tout un écrivain, un de ceux qui compteront dans les décennies à venir.

  Sa richesse d’écriture, son talent multiforme peuvent évoquer les explorations stylistiques d’un Gadda ; son sens du burlesque, la finesse et la délicatesse de son humour, joints à une profonde tendresse pour tous ses personnages, le rendent frère d’un Italo Calvino.

  Mais ce qui n’appartient qu’à lui, c’est l’étonnant mariage entre la jubilation de l’écriture, la joie d’être au monde et de le chanter, et le sentiment prégnant d’une fatalité, d’un destin. Un destin qui, par quelque signe invisible, a écrit d’avance chacune de nos vies, et qui fera feu de tous bois pour s’accomplir. Un certain «désespoir » traverse peut-être, vif et léger, les livres de Baricco. Mais c’est que la vie humaine est finie, délimitée, quand le monde, lui, est immense, infini, merveilleux et terrible. Et de cette multiplicité infinie du monde, aucun texte jamais, aucune musique, ne pourra rendre compte.

  Françoise Brun

  du même auteur

  Aux Éditions Albin Michel CITY, 2000 (Folio n° 3571)

  L’ME D’HEGEL ET LES VACHES DU WISCONSIN, 1999 OCÉAN MER, 1998 (à paraître en Folio) SOIE, 1997 (Folio n° 3570)

  CHTEAUX DE LA COLÈRE, 1995 (à paraître en Folio)

  Aux Éditions Calmann-Lévy CONSTELLATIONS, 1999 (à paraître en Folio)

  Aux Éditions Mille et une nuits NOVECENTO : PIANISTE, 2000 (Folio n° 3634)

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  Document ID: 65589ed3-e883-4248-8138-48715ea109f5

  Document version: 1

  Document creation date: 23.1.2012

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  Document authors :

  Baricco, Alessandro

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