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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Page 22

by Charles Baudelaire


  Je n’en dirai pas autant de Denise. On fait une fois Les Fleurs du mal, un chef-d’œuvre de réalité sauvage, un livre du plus grand style et d’une férocité magistrale, on le fait (quand on peut le faire), on ne le recommence plus.

  Édouard Thierry.

  Le Moniteur universel, 14 juillet 1857.

  LES FLEURS DU MAL

  Par Charles BAUDELAIRE

  Ce titre est significatif, et nous en remercions la loyauté du poëte : jamais mur bastionné ni grilles de fer n’ont interdit plus clairement aux voleurs l’entrée des propriétés, que le nom lugubre de ces vers en défend la lecture aux âmes pures et novices.

  Quels sont donc les sujets que le poëte a traités ? L’ennui qui dévore les âmes promptement rassasiées des joies vulgaires, et éprises de l’idéal ; — les fureurs de l’amour que font naître non les transports des sens ou l’épanouissement d’un cœur jeune et crédule, mais les raffinements d’une curiosité maladive ; — l’expiation providentielle suspendue sur le vice frivole de l’individu, comme sur la corruption dogmatique des sociétés ; — la brutalité conquérante qui ignore les joies et la puissance du sacrifice ; — les âmes cupides qui fraudent et calomnient les âmes droites et contemplatives ; — enfin, l’orgueil qui se dresse contre Dieu, et qui, même foudroyé, respire avec délices l’encens des malheureux qu’il abuse, des sophistes qu’il enlace, des superbes qu’il enivre. Nous fermons ici cette énumération : les huit derniers morceaux consacrés au Vin et à la Mort n’ont plus rien de satanique. Et d’abord, c’est l’âme du vin qui chante dans la bouteille, promettant au travailleur la force, à sa compagne les fleurs de la santé, et les conviant tous deux à la prière, qui jaillit spontanément d’un cœur ému. Viennent ensuite le chiffonnier, qui rêve dans l’ivresse gloire, batailles et royauté ; — l’assassin, qui cherche dans le vin l’oubli du remords et n’y trouve que les âcres ferments du délire et de l’impiété ; — le poëte et l’amant, qui demandent au sang de la vigne tous les ravissements de l’esprit et de l’amour !

  La Mort ferme le livre du poëte, comme elle ferme les courtes joies et les sinistres égarements de la vie. Les amants meurent au milieu des fleurs, le sourire aux lèvres, l’éclair prophétique dans les yeux, bercés sur l’aile de l’ange des dernières amours. Le pauvre salue la Mort comme la consolatrice divine ; l’artiste espère par delà le tombeau l’achèvement de la destinée et un incorruptible avenir !

  La Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes, L’Artiste, la Revue française, ont publié avant l’apparition du livre quelques-uns des morceaux qui le composent, et aussitôt quelques clameurs discrètes mais concertées se sont fait entendre. « Le poëte a passé trente ans, et il se complaît dans la peinture du vice et de l’orgueil ! Il analyse curieusement les progrès de la décomposition cadavérique, il assimile les vices aux animaux impurs ou féroces ! Pourquoi donc étaler toutes ces plaies hideuses de l’esprit, du cœur et de la matière ?

  Eh quoi ! n’avez-vous pas de passe-temps plus doux ?

  En vérité, ces reproches nous paraissent injustes : l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation. Les poëtes satiriques, les historiens, les dramaturges, ont-ils jamais été accusés de tresser des couronnes pour les forfaits qu’ils peignent, qu’ils racontent, qu’ils produisent sur la scène ? Est-ce Juvénal qui s’est prostitué aux portefaix de Rome, ou Shakspeare qui a tué Banquo ? En opposition avec une philosophie stérile, muette, superficielle, que nous enseigne la théologie chrétienne ? Que l’homme volontairement déchu est la proie du mal, et que toutes les sources de son être ont été corrompues, le corps par la sensualité, l’âme par la curiosité indiscrète et l’orgueil. Les livres des théologiens sont pleins de tableaux où le vice est non pas légèrement indiqué, mais fouillé jusque dans ses plus mystérieuses profondeurs, disséqué jusque dans ses fibres les plus honteuses. Une sainte, trois fois canonisée par l’Église, sainte Brigitte, a bien osé nous montrer Jésus-Christ offrant à Satan une grâce pleine et entière, sous la condition d’une parole de repentir, et l’invincible orgueilleux se refusant à ces charges de la clémence divine ! Tertullien et Bossuet ont suivi au delà du cadavre les traces du néant de l’homme. « Ce nom même de cadavre ne lui reste pas longtemps, parce qu’il exprime encore quelque forme humaine. Ce n’est plus bientôt qu’un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. » Oui, la théologie chrétienne décrit savamment le mal pour nous en inspirer l’horreur, pour nous commander le retour laborieux au bien. Elle peint industrieusement les affres de la mort, le cadavre, le ver de la tombe, la décomposition de nos misérables restes ; en même temps elle éclaire toute cette pourriture d’un rayon d’immortalité, et nous montre les héros abattus par la mort, mais relevés par Dieu qui pardonne, plus triomphants qu’à Rocroi ou Austerlitz. Telles ne sont pas sans doute certaines doctrines mondaines ; elles prophétisent un progrès fatal pour se dispenser d’y collaborer, et ne croient pas au mal, parce qu’elles ignorent combien est âpre et infréquentée la route du bien. — Mais laissons toutes ces considérations et revenons à notre poëte, pour ne plus nous occuper que de ses vers et de son talent. Un mot suffira pour ceux qui ne l’ont pas lu. M. Baudelaire est depuis longtemps familiarisé avec tous les secrets de la métrique et toutes les délicatesses du langage ; esprit ouvert et écrivain laborieusement distingué, il nous paraît avoir condensé dans le morceau suivant quelques-unes de ses meilleures qualités.

  DON JUAN AUX ENFERS.

  Quand don Juan descendit vers l’onde souterraine,

  Et lorsqu’il eut donné son obole à Caron,

  Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,

  D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

  Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

  Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

  Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

  Derrière lui traînaient un long mugissement.

  Sganarelle, en riant, lui réclamait ses gages,

  Tandis que don Luis, avec un doigt tremblant,

  Montrait à tous les morts errant sur les rivages

  Le fils audacieux qui railla son front blanc.

  Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

  Près de l’époux perfide et qui fut son amant,

  Semblait lui réclamer un suprême sourire

  Où brillât la douceur de son premier serment.

  Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

  Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;

  Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,

  Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

  M. Baudelaire, déjà connu par une traduction remarquable et consciencieuse d’Edgar Poe, et par deux volumes de Salons, verra, nous le croyons, son nouvel appel à la publicité réunir les conditions de tout succès : injures passagères et suffrages durables.

  M. Baudelaire a eu la fortune, et a l’honorable candeur de la redemander aux lettres. Il a visité l’Orient et gardé une vivante empreinte des splendeurs de la nature tropicale. Il a lu et relu d’excellents livres, Proclus, Joseph de Maistre, les grands poëtes de tous les temps. Il est, dans ses relations, tolérant, doux et obligeant. Il me rappelle ces beaux abbés du dix-huitième siècle, si corrects dans leur doctrine, si indulgents dans le commerce de la vie, l’abbé de Bernis, par exemple. Toutefois il fait mieux les vers et n’aurait pas demandé à Rome la destruction de l’ordre des Jésuites.

  F. Dulamon.

  Le Présent, 23 juillet 1857.

  « Mon cher Baudelaire,

  « Je vous envoie l’article que vous m’avez demandé et qu’une convenance, facile à comprendre, a empêché Le Pays de faire paraître, puisque vous étiez en cause. Je serais bien heureux, mon cher ami, si cet article avait un peu d’influence sur l’esprit de celui qui va vous défendre et sur l’opinion de ceux qui seront appelés à vous juger.

  « Tout à vous,

&n
bsp; « Jules Barbey d’Aurevilly. »

  24 juillet 1857.

  I

  S’il n’y avait que du talent dans les Fleurs du mal de M. Charles Baudelaire, il y en aurait certainement assez pour fixer l’attention de la Critique et captiver les connaisseurs, mais dans ce livre difficile à caractériser tout d’abord, et sur lequel notre devoir est d’empêcher toute confusion et toute méprise, il y a bien autre chose que du talent pour remuer les esprits et les passionner… M. Charles Baudelaire, le traducteur des œuvres complètes d’Edgar Poe, qui a déjà fait connaître à la France le bizarre conteur, et qui va incessamment lui faire connaître le puissant poëte dont le conteur était doublé, M. Baudelaire qui, de génie, semble le frère puîné de son cher Edgar Poe, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes des poésies qu’il réunit et qu’il publie. On sait l’impression qu’elles produisirent alors. À la première apparition, à la première odeur de ces Fleurs du mal, comme il les nomme, de ces fleurs (il faut bien le dire, puisqu’elles sont les Fleurs du mal) horribles de fauve éclat et de senteur, on cria de tous les côtés à l’asphyxie et que le bouquet était empoisonné ! Les moralités délicates disaient qu’il allait tuer comme les tubéreuses tuent les femmes en couche, et il tue en effet de la même manière. C’est un préjugé. À une époque aussi dépravée par les livres que l’est la nôtre, les Fleurs du mal n’en feront pas beaucoup, nous osons l’affirmer. Et elles n’en feront pas, non seulement parce que nous sommes les Mithridates des affreuses drogues que nous avons avalées depuis vingt-cinq ans, mais aussi pour une raison beaucoup plus sûre, tirée de l’accent, — de la profondeur d’accent d’un livre qui, selon nous, doit produire l’effet absolument contraire à celui que l’on affecte de redouter. N’en croyez le titre qu’à moitié ! Ce ne sont pas les Fleurs du mal que le livre de M. Baudelaire. C’est le plus violent extrait qu’on ait jamais fait de ces fleurs maudites. Or la torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son ivresse !

  Telle est la moralité, inattendue, volontaire peut-être, mais certaine, qui sortira de ce livre cruel et osé dont l’idée a saisi l’imagination d’un artiste ! Révoltant comme la vérité, qui l’est souvent, hélas ! dans le monde de la Chute, ce livre sera moral à sa manière ; et ne souriez pas ! cette manière n’est rien moins que celle de la toute-puissante Providence elle-même, qui envoie le châtiment après le crime, la maladie après l’excès, le remords, la tristesse, l’ennui, toutes les hontes et toutes les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent pour avoir transgressé ses lois. Le poëte des Fleurs du mal a exprimé, les uns après les autres, tous ces faits divinement vengeurs. Sa muse est allée les chercher dans son propre corps entr’ouvert, et elle les a tirés à la lumière d’une main aussi impitoyablement acharnée que celle du Romain qui tirait hors de lui ses entrailles. Certes, l’auteur des Fleurs du mal n’est pas un Caton. Il n’est ni d’Utique ni de Rome. Il n’est ni le Stoïque, ni le Censeur. Mais quand il s’agit de déchirer l’âme humaine à travers la sienne, il est aussi résolu et aussi impassible que celui qui ne déchira que son corps, après une lecture de Platon. La Puissance qui punit la vie est encore plus impassible que lui ! Ses prêtres, il est vrai, prêchent pour elle. Mais elle-même ne s’atteste à nous que par les coups dont elle nous frappe. Voilà ses voix ! comme dit Jeanne d’Arc. Dieu, c’est le talion infini. On a voulu le mal, et le mal engendre. On a trouvé bon le vénéneux nectar, et l’on en a pris à si haute dose, que la nature humaine en craque et qu’un jour elle s’en dissout tout à fait ! On a semé la graine amère, on recueille les fleurs funestes. M. Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse. Au contraire, en les nommant, il les a flétries. Dans un temps où le sophisme raffermit la lâcheté et où chacun est le doctrinaire de ses vices, M. Baudelaire n’a rien dit en faveur de ceux qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers. On ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables. Ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on les conçoit dans l’enfer. C’est là en effet l’avancement d’hoirie infernale que tout coupable a de son vivant dans la poitrine. Le poëte, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte, pâle canéphore, sur sa tête hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac qui déferlait sous les ponts humides et noirs du moyen âge, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable, qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, — la justice de Dieu !

  II

  Après avoir dit cela, ce n’est pas nous qui affirmeront que la poésie des Fleurs du mal est de la poésie personnelle. Sans doute, étant ce que nous sommes, nous portons tous (et même les plus forts) quelque lambeau saignant de notre cœur dans nos œuvres, et le poëte des Fleurs du mal est soumis à cette loi comme chacun de nous. Ce que nous tenons seulement à constater, c’est que, contrairement au plus grand nombre des lyriques actuels, si préoccupés de leur égoïsme et de leurs pauvres petites impressions, la poésie de M. Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. Quoique très lyrique d’expression et d’élan, le poëte des Fleurs du mal est, au fond, un poëte dramatique. Il en a l’avenir. Son livre actuel est un drame anonyme dont il est facteur universel, et voilà pourquoi il ne chicane ni avec l’horreur, ni avec le dégoût, ni avec rien de ce que peut produire de plus hideux la nature humaine corrompue. Shakspeare et Molière n’ont pas chicané non plus avec le détail révoltant de l’expression quand ils ont peint l’un, son Iago, l’autre, son Tartuffe. Toute la question pour eux était celle-ci : « Y a-t-il des hypocrites et des perfides ? » S’il y en avait, il fallait bien qu’ils s’exprimassent comme des hypocrites et des perfides. C’étaient des scélérats qui parlaient ; les poëtes étaient innocents ! Un jour même (l’anecdote est connue), Molière le rappela à la marge de son Tartuffe, en regard d’un vers par trop odieux, et M. Baudelaire a eu la faiblesse… ou la précaution de Molière.

  Dans ce livre, où tout est en vers jusqu’à la préface, on trouve une note en prose qui ne peut laisser aucun doute non seulement sur la manière de procéder de l’auteur des Fleurs du mal, mais encore sur la notion qu’il s’est faite de l’Art et de la Poésie ; car M. Baudelaire est un artiste de volonté, de réflexion et de combinaison avant tout. « Fidèle — dit-il, — à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. » Ceci est positif. Il n’y a que ceux qui ne veulent pas comprendre, qui ne comprendront pas. Donc, comme le vieux Gœthe, qui se transforma en marchand de pastilles turc dans son Divan, et nous donna ainsi un livre de poésie, — plus dramatique que lyrique aussi, et qui est peut-être son chef-d’œuvre, — l’auteur des Fleurs du mal s’est fait scélérat, blasphémateur, impie, par la pensée, absolument comme Gœthe s’est fait Turc. Il a joué une comédie, mais c’est la comédie sanglante dont parle Pascal. Ce profond rêveur qui est au fond de tout grand poëte s’est demandé en M. Baudelaire ce que deviendrait la poésie en passant par une tête organisée, par exemple, comme celle de Caligula ou d’Héliogabale, et les Fleurs du mal, — ces monstrueuses, — se sont épanouies pour l’instruction et l’humiliation de nous tous ; car il n’est pas inutile, allez ! de savoir ce qui peut fleurir dans le fumier du cerveau humain, décomposé par nos vices. C’est une bonne leçon. Seulement, par une inconséquence qui nous touche et dont nous connaissons la cause, il se mêle à ces poésies, imparfaites par là au point de vue absolu de leur auteur, des cris d’âme chrétienne, malade d’infini, qui rompent l’unité de l’œuvre terrible, et que Caligula et Héliogabale n’auraient pas poussés. Le christi
anisme nous a tellement pénétrés, qu’il fausse jusqu’à nos conceptions d’art volontaire, dans les esprits les plus énergiques et les plus préoccupés. S’appelât-on l’auteur des Fleurs du mal, — un grand poëte qui ne se croit pas chrétien et qui dans son livre positivement ne veut pas l’être, — on n’a pas impunément dix-huit cents ans de christianisme derrière soi. Cela est plus fort que le plus fort de nous ! On a beau être un artiste redoutable, au point de vue le plus arrêté, à la volonté la plus soutenue, et s’être juré d’être athée comme Shelley, forcené comme Leopardi, impersonnel comme Shakspeare, indifférent à tout, excepté à la beauté, comme Gœthe, on va quelque temps ainsi, — misérable et superbe, — comédien à l’aise dans le masque réussi de ses traits grimés ; — mais il arrive que, tout à coup, au bas d’une de ses poésies le plus amèrement calmes ou le plus cruellement sauvages, on se retrouve chrétien dans une demi-teinte inattendue, dans un dernier mot qui détonne — mais qui détonne pour nous délicieusement dans le cœur :

 

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