Pierre Reverdy
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Cependant nous sommes encore assez loin de la mer
Une suite de collines entoure le creux où l’on voit se perdre
les signaux des lampes d’équipage
Des chiffres énormes sont inscrits sur les arbres et peu
à peu des canots s’avancent sur les lames pour venir
prendre le signal qui part du phare
À ce point culminant c’est un oiseau qui se perche
et qui chante
Et sa parole a pris le sens du vent
la direction des îles
Mais aucun geste de menace ne le ferait partir
♦ ♦ ♦
L’Arc qui entoure ce paysage sinistre et désolé
perd sa couleur
Je crois qu’il s’use
♦ ♦ ♦
Et si tout ce que j’ai vu m’avait trompé
S’il n’y avait rien derrière cette toile
qu’un trou vide
Ce qui me rassure un peu c’est que je pourrais toujours me retenir aux bords
Garder la rampe
Et laisser sur la terre un léger souvenir
Un geste de regret
Une amère grimace
Ce que j’aurai mieux fait
Fate Founders
I question the door open
on the white wall
I question the roof
And the downsloping field
behind the house
A hand encloses the soil in its fingers and hurls it toward
the varicolored sky that here is rust-red like a hare
All the other animals bolt west
below
I stay alone looking into the air where loaded vehicles
arrive by still-impassable roads
In winter they are torrents where you hearboats in distress
founder and the shipwrecked chorus moan
However we are still rather far from the sea
A sequence of hills surrounds the hollow where
you’d see the signals from the crew’s lamps disappear
Enormous numbers are inscribed on the trees and one
by one canoes advance waveborne to take
the signal emerging from the lighthouse
At this culmination there’s a bird that alights
and sings
And his word goes in the wind’s direction
toward the islands
But no threatening gesture will make him leave
♦ ♦ ♦
The Arc surrounding this grim landscape
is losing its color
I think it’s wearing out
♦ ♦ ♦
And if everything I’ve seen has deceived me
If there was nothing behind the canvas
but an empty hole
What reassures me a bit is that I can always stay on the sidelines
Hang on
And leave a faint memory on earth
A gesture of regret
A sour expression
What I did best
[MH]
Ce souvenir
Je t’ai vu
Je t’ai vu au fond devant le mur
J’ai vu le trou de ton ombre sur le mur
Il y avait encore du sable
Et tes pieds nus
La trace de tes pieds qui ne s’arrêtait plus
Comment t’aurais-je reconnu
Le ciel tenait tout le fond tout l’espace
Un peu de terre en bas qui brillait au soleil
Encore un peu de place
Et la mer
L’astre est sorti de l’eau
Un navire passait volant bas
Un oiseau
La ligne à l’horizon d’où venait le courant
Les vagues mouraient en riant
Tout continue
On ne sait pas où finira le temps
Ni la nuit
Tout est effacé par le vent
On chante autrement
On parle avec un autre accent
Je reconnais des yeux qui sont restés vivants
Et la pendule qui sonnait dans la chambre
Une heure en retard
Le matin vert qui vient quand on n’a pas dormi
Il y a un gai ruisseau d’eau claire et d’autres cris
Devant la porte une silhouette qui disparaît
Un visage dans la lumière
Et au milieu de tout ce qui vit et se réveille
La même et seule voix qui persiste
dans mon oreille
That Memory
I saw you
I saw you in the distance in front of the wall
I saw the hole of your shadow on the wall
There was still some sand left
And your bare feet
Your footprints that went on and on
How would I have known you
The sky took up the whole background the whole space
At the bottom a little bit of land shining in the sun
And a little more space
And the sea
The star came out of the water
A ship passed flying low
A bird
The line at the horizon from which the current was coming
The waves laughed as they died
Everything continues
No one knows where time will stop
Or night
Everything is erased by the wind
We sing differently
We speak with another accent
I recognize eyes which have stayed alive
And the clock that used to strike in the room
An hour late
The green morning that comes after a sleepless night
There is a laughing brook of clear water and other cries
In front of the door a silhouette which disappears
A face in the light
And in the midst of everything that lives and wakens
The same and single voice persisting
in my ear
[JA]
Clair hiver
L’espace d’or ridé où j’ai passé le temps
Dans le lit de décembre aux flammes descendantes
Les haies du ciel jetées sur les enceintes
Et les astres gelés dans l’air qui les éteint
Ma tête passe au vent du Nord
Et les couleurs déteintes
L’eau suivant le signal
Tous les corps retrouvés dans le champ des averses
Et les visages revenus
Devant les flammes bleues de l’âtre matinal
Autour de cette chaîne où les mains sonnent
Où les yeux brillent du feu des pleurs
Et que les ronds de cœurs couvrent d’une auréole
Les rayons durs brisés dans le soir qui descend
Clear Winter
The space of wrinkled gold where I passed the time
In the bed of December with descending flames
The hedges of the sky erect on the boundaries
And the frozen stars in the air which extinguishes them
My head goes on to the north wind
And the faded colors
The water following the signal
All the bodies recovered in the field of showers
And the faces come back
Before the blue flames of the morning hearth
Around that chain where hands sound
Where eyes shine with the fire of tears
And which discs of hearts cover with a halo
The hard rays broken in the falling evening
[JA]
Au bout de la rue des astres
Les lunettes s’inscrivent exactement dans la forme nouvelle du ciel. Les deux figures se rapprocheraient-elles pour regarder? La lune et le soleil attendent en gardant la distance.
Cependant les heures tombent plus lourdes et plus longues qu’autrefois.
Puis, ce sont des paupières qui se ferment, des nuages qui passent.
Et un mo
ment de calme et de repos pour nous qui marchons depuis si longtemps. A un signal donné, une main plus fine, aux ongles rouges, soulève un rideau qui arrêtait le jour. Et l’on voit les rayons qui dorment. L’eau qui flotte sur l’herbe. Le numéro. Et la rue, où ne passe personne, enveloppée dans un grand manteau noir qui, de temps à autre, se déplace.
At the End of the Street of Stars
The eyeglasses are exactly inscribed within the new form of the sky. Will these two figures approach each other to have a look? Sun and moon await, keeping their distance.
Meanwhile the hours are falling heavier and longer than in days gone by.
Followed by eyelids closing, clouds passing.
And a moment of respite for us who have been on the road forever. At a given signal, a finer, red-fingernailed hand raises a curtain that put an end to the day. And the sunrays can be seen sleeping. Water afloat on the grass. The number. And the street, where no one passes, wrapped in an enormous black cloak which, now and then, moves this way and that.
[RS]
Temps de mer
Au large, charrié par les flots de lune à la crête des vagues, l’air un moment encore était en feu. Des matelots chantent en dépliant le soir avec leurs voiles. L’Orient étale ses mystères sur la pierre dure du quai. Leurs yeux sont pleins d’images imprécises. Et leurs souvenirs dans des sacs bien garnis. Le phare, une étoile basse qui tourne. Et les visions lointaines se rapprochent. Les pays se mêlent aux climats. Le douanier s’endort cloué à la guérite. Et son ombre s’en va. En passant des bâtiments s’enfoncent dans l’épaisseur nocturne en tirant un dernier coup de feu. Le soleil fuse. Les mâts s’étendent. Les flots sans se lasser vannent des sacs d’étoiles. Et la poussière d’eau danse avec leurs reflets.
Sea Weather
Out at sea, carried away by the surges of moonlight on the crests of waves, the air was on fire for one slight moment more. Sailors strike up sea-shanties while unfurling the evening hours with their sails. The Orient spreads forth its mysteries on the hard stone of the quai. Their eyes are filled with images lacking precision. And their memories stowed in well-stocked bags. The lighthouse, a low star in rotation. And the distant visions draw near. Countries and climates exchange zones. The customs official nods off in the arms of his shelter. And his shadow vanishes away. Passing among the ships sinking into the thick of night, shooting off one last round of gunfire. The sun fuses. The masts stretch out. The tireless sea-surge winnows sacks of stars. And the motes of water cavort with their reflections.
[RS]
Voyage en Grèce
J’aurai filé tous les nœuds de mon destin d’un trait, sans une escale; le cœur rempli de récits de voyages, le pied toujours posé sur le tremplin flexible des passerelles du départ et l’esprit trop prudent surveillant sans cesse les écueils.
Prisonnier entre les arêtes précises du paysage et les anneaux des jours, rivé à la même chaîne de rochers, tendue pour maîtriser les frénésies subites de la mer, j’aurai suivi dans le bouillonnement furieux de leur sillage, tous les bateaux chargés qui sont partis sans moi. Hostile au mouvement qui va en sens inverse de la terre et, insensiblement nous écarte du bord; regardant, le dos tourné à tous ces fronts murés, à ces yeux sans éclat, à ces lèvres cicatrisées et sans murmures, par-dessus les aiguilles enchevêtrées du port qui, les jours de grand vent, du fil de l’horizon tissent la voile des nuages. En attendant un autre tour. En attendant que se décident les amarres; quand la raison ne tient plus à la rime; quand le sort est remis au seul gré du hasard. Jusqu’au jour où j’aurai pu enfin prendre le large sur
un de ces navires de couleur, sans équipage, qui vont, en louvoyant, mordre de phare en phare comme des poissons attirés par la mouche mordorée du pêcheur. Courir sous la nuit aimantée, sans une étoile, dans le gémissement du vent et le halètement harassé de la meute des vagues pour, lorsqu’émerge enfin des profondeurs de l’horizon sévère, le fronton limpide du matin, aborder, au signal du levant, l’éclatant rivage de la Grèce—dans l’élan sans heurt des flots dociles, frémissant parmi les doigts de cette large main posée en souveraine sur la mer.
Journey to Greece
I shall have paid out all the knots of my destiny at a single go, without so much as a call at port; my heart filled with travelers’ tales, my foot ever poised on the springy gangplanks of departure, and my overcautious mind ever on the lookout for reefs.
Imprisoned within the acute aretes of the landscape and the links of the days, bound to the same chain of rocks stretched wide to master the sudden frenzies of the sea, I shall have followed in the angry churning wakes of all the laden ships which have set sail without me. Hostile to the motion that goes in the opposite direction of the earth and imperceptibly distances us from its edge; watching, my back turned to all these walled-up faces, all these stony stares, all these scarred and murmurless lips, looking out over all the tangled needles of the port which stitch the sails of the clouds with the thread of the horizon. Waiting for another turn. Waiting for the moorings to make up their minds; when reason no longer depends on rhyme; when fate is rendered back to the whim of chance. Until the day I shall have at last been able to take to the open sea on one of those colored, crewless ships which tack this way and that, nibbling their way from one lighthouse to the next, like fish lured by the mottled glint of fishermen’s flies. To rush ahead under the starless loadstone of night amid the wailings of the wind and the exhausted pantings of the packs of waves, and then to encounter the limpid pediment of morning at last emerging from the depths of the severe horizon at the signal given from the east, to make land on the radiant shores of Greece—in the quiet surge of these well-tamed waves, ashimmer among the fingers of this huge hand extending its sovereign reach over the sea.
[RS]
Comme on change
Qu’on nous raconte cette histoire
Qu’on nous dise ce qu’il est devenu
Que personne autre qui lui ne parle plus
Il rit
La rue est noire
La nuit vient doucement
Et l’esprit s’abandonne
À d’autres mouvements
Dans le fond à genoux sur le tas de pierres
Et les mains liées
Tous ceux qui pardonnent
Au cœur bourrelé
Ils sont encore tous là derrière
Les regards étoilés
Tous les noms confondus
Les rires étouffés
Les numéros perdus
Enfin le vent brutal les a tous dispersés
Et seul il s’en allait dans l’ombre sans écho
Il regardait le ciel le mur la terre et l’eau
L’histoire le remords
Tout était oublié
Ce n’était plus du tout le même
Au coin quand il s’est retourné
How to Change
Let somebody tell the story
Let somebody say what happened to him
Let nobody else talk anymore
He laughs
The street is black
Night comes softly
And the spirit abandons itself
To other movements
At the bottom kneeling on a heap of stones
With hands bound
All those who forgive
The tortured heart
They are all still back there
Starry-eyed
All the names confused
The laughs stifled
The numbers lost
At last the brutal wind scatters them all
And he goes alone into echoless shadow
He has seen heaven wall earth water
History remorse
It’s all forgotten
It’s not the same at all anymore
At the corner when he turns around
[KR]
Nature morte-portrait
Le nil le calendrier et la blague à tabac
Nature
Comme doit
être la peinture
Morte
Et la littérature
Une tête sans chevelure
Des yeux en trait
Une virgule
Un nez plat un méplat
Au front
Mon portrait
Mon cœur bat
Et c’est la pendule
Dans la glace je suis en pied
Ma tête fume
Still Life-Portrait
Cigarette papers datebook and tobacco pouch
Life
Ought to be like painting
Still
And literature
A hairless head
Eyes straight
Comma
A flat nose a plane
On the forehead
My portrait
My heart beats
It’s an alarm clock
In the mirror I’m full length
My head smokes
[KR]
Spectacle des yeux
Les têtes qui dépassaient la ligne sont tombées
Tout le monde crie aux fenêtres
D’autres sont aussi dans la rue
Au milieu du bruit et des rires
Il y a des animaux qu’on n’avait jamais vus
Les passants familiers
Et les visages d’or
Les voix sur les sentiers
Et les accents plus forts
Puis vers midi le soleil les clairons
Les hommes plus joyeux qui se mettent à rire
Les maisons qui ouvrent leurs yeux
Les seuils s’accueillent d’un sourire
Quand le cortège flotte dans la poussière
L’enfant aux yeux brûlés d’étonnement
Contre la femme en tablier bleu
L’enfant blond et l’ange peureux
Devant ces gens venus d’ailleurs
qui ne ressemblent pas à ceux que l’on connaît
Avec qui l’on voudrait partir
Étrangers merveilleux qui passent sans mourir
Le soir rallume ses lumières
Le spectacle dresse ses feux
La danseuse enflammée sort du portemanteau
Les maillots gonflés se raniment
La fortune court sur le corps
La lune roule dans la piste
On saute à travers ce décor
Pendant que l’ombre basse équivoque du cirque
Tourne avec les clameurs
Et que l’enfant rêveur aux songes magnifiques
Pleure sur sa laideur
Spectacle for the Eyes
The heads that got out of line have fallen
Everybody yells out the windows
Others are also in the street