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HÉSITATION

Page 8

by Stephenie Meyer


  Car il y aurait une prochaine fois, je le pressentais. Le jeu du chat et de la souris se poursuivrait jusqu’à ce que l’une des deux parties perde. Edward me contemplait, et je me demandai quel air j’affichais. Mes joues étaient glacées, le sang n’y était pas encore revenu, et mes cils étaient encore humides. En soupirant, il opina.

  Le papier disparut soudain de sous ma paume. Je sursautai et relevai les yeux, juste à temps pour découvrir M. Berty qui venait vers nous.

  — Vous souhaitez partager quelque chose avec toute la classe, monsieur Cullen ?

  — Mes notes ? s’étonna Edward en sortant une feuille de son classeur, innocent comme l’agneau.

  Le prof parcourut la page, impeccable transcription de ce qu’il venait de raconter, puis s’éloigna en sourcillant.

  Ce fut plus tard, durant un cours de maths que je ne partageais pas avec Edward, que la rumeur me parvint.

  — Je mets mon fric sur l’Indien, chuchota quelqu’un.

  Je me retournai. Tyler, Mike, Austin et Ben étaient plongés dans une conversation à mi-voix.

  — Oui, murmura Mike. Vous avez vu la taille de ce Jacob ? Pour moi, il est capable de rétamer Cullen.

  Perspective qui semblait le réjouir, au demeurant.

  — Je ne pense pas, objecta Ben. Edward a quelque chose. Il a tellement confiance en lui. À mon avis, il est à même de se défendre.

  — D’accord avec Ben, renchérit Tyler. Et puis, si ce gamin embêtait Edward, il a ses frangins. Ils le vengeraient.

  — Tu as mis les pieds à La Push, récemment ? s’enquit Mike. Lauren et moi sommes allés à la plage il y a une quinzaine de ça. Les potes de Jacob sont aussi imposants que lui.

  — Ah bon ? marmonna Tyler. Dommage que la confrontation n’ait rien donné. Nous ne saurons jamais comment la bagarre aurait tourné.

  — Ce n’est pas fini, intervint Austin. Si ça se trouve, on aura une deuxième chance.

  — Un pari vous tente, les gars ? rigola Mike.

  — Dix sur Jacob, lança aussitôt Austin.

  — Dix sur Cullen, contra Tyler.

  — Dix sur Edward, renchérit Ben.

  — Jacob, conclut Mike.

  — À propos, vous savez pourquoi ils se sont chauffés ? demanda Austin. Parce que ça peut changer la donne.

  — Je devine, susurra Mike en me jetant un coup d’œil, imité par Ben et Tyler.

  Je compris à leur expression qu’aucun d’eux ne s’était rendu compte que je les avais entendus. Tous se détournèrent rapidement et firent mine de tripoter des papiers sur leurs pupitres.

  — Je tiens toujours pour Jacob, souffla Mike.

  4

  Nature

  Je vivais une semaine difficile.

  Pour l’essentiel, rien n’avait changé. Victoria n’avait pas renoncé, mais avais-je jamais osé rêver qu’elle abandonnerait la lutte ? Son retour avait juste confirmé mes craintes, et il ne servirait à rien de paniquer. Ça, c’était la théorie. La réalité n’était pas aussi simple.

  La cérémonie de remise des diplômes se profilait (plus que quelques semaines), et je m’interrogeais : était-il bien raisonnable de rester là sans bouger, proie facile et goûteuse attendant la catastrophe imminente, appelant sur elle les ennuis ? Une fille comme moi ne devait pas être humaine. Une fille aussi peu chanceuse que moi méritait d’être moins impuissante face à son destin. Hélas, personne ne m’écoutait.

  Carlisle m’avait dit :

  — Nous sommes sept, Bella. Avec l’aide d’Alice, je ne pense pas que Victoria parviendra à nous prendre au dépourvu. Il me semble, pour la sécurité de Charlie, qu’il est important de coller au plan initial.

  Avant de m’embrasser sur le front, Esmé m’avait dit :

  — Nous te protégeons, ma chérie. Alors, ne t’angoisse pas.

  Emmett m’avait dit :

  — Je suis super-content qu’Edward ne t’ait pas tuée. Avec toi, on se marre drôlement plus.

  Rosalie l’avait fusillé du regard. Levant les yeux au ciel, Alice m’avait dit :

  — Tu es vexante, Bella. Rassure-moi, tu n’es quand même pas réellement soucieuse ?

  — Si Victoria est aussi insignifiante, pourquoi Edward m’a-t-il traînée en Floride ? avais-je rétorqué.

  — Tu n’as pas encore remarqué que mon frère a tendance à réagir de manière excessive ?

  Sans bruit, Jasper avait gommé mon affolement et mes tensions, grâce au don curieux qui lui permettait de contrôler les émotions des personnes alentour. Ainsi rassurée, je les avais laissés me détourner de mes supplications désespérées. Bien sûr, cette paix artificielle s’était volatilisée dès qu’Edward et moi avions quitté la pièce.

  Ils me priaient tous d’oublier qu’une folle vampirique me pourchassait pour me tuer. Et de vaquer à mes petites occupations. Je m’y efforçai donc. Étrangement d’ailleurs, des choses encore plus stressantes s’étaient ajoutées à l’inscription de mon nom sur la liste des espèces menacées. Ainsi, la réaction d’Edward avait été la plus agaçante de toutes.

  — C’est entre toi et Carlisle, avait-il suavement décrété. Naturellement, je suis prêt à m’en charger, dès que tu en exprimeras le désir. Tu connais ma condition.

  Beurk. Pour la connaître, je la connaissais. Il avait promis de me transformer lui-même… pour peu que je l’épouse d’abord. Parfois, je me demandais s’il ne feignait pas l’inaptitude à lire dans mes pensées. Comment expliquer sinon qu’il ait réussi à poser l’unique clause rédhibitoire ? La seule susceptible de refréner mes élans ?

  Bref, j’avais passé une semaine épouvantable, et aujourd’hui était la cerise sur le gâteau.

  Les jours où Edward s’absentait étaient toujours pénibles. Alice n’ayant rien présagé d’extraordinaire pour le week-end à venir, j’avais insisté pour que lui et ses frères en profitent et partent chasser. Je savais qu’il s’ennuyait à traquer les proies faciles des environs.

  — Va t’amuser, lui avais-je conseillé. Dégomme quelques pumas pour moi.

  Jamais je n’aurais admis en sa présence combien le temps me durait sans lui, combien cette désertion ravivait le sentiment d’abandon qui peuplait mes cauchemars. L’eût-il appris qu’il aurait eu l’impression d’être un monstre et aurait craint de me quitter, y compris pour ses obligations vitales, comme au début, juste après son retour d’Italie. Cette fois, ses prunelles dorées ayant viré au noir, j’avais deviné qu’il souffrait de la soif plus que nécessaire. J’avais alors affiché un courage que je n’avais pas et l’avais fichu dehors dès qu’Emmett et Jasper avaient mentionné leur envie de chasser. Je ne l’avais pas dupé, cependant. Pas entièrement du moins, puisque, ce matin-là, j’avais découvert un mot sur mon oreiller :

  Par conséquent, je me retrouvai face à un long samedi vacant, sans rien pour me distraire, mis à part mon service du matin à la boutique de sport des Newton. Et la promesse si peu réconfortante d’Alice.

  — Je chasserai près de chez toi. Si tu as besoin de moi, je ne serai qu’à une quinzaine de minutes de là. Je veillerai au grain.

  Traduction : ne profite pas de l’absence d’Edward pour faire des bêtises. Elle était tout aussi capable que son frère de saboter ma camionnette.

  Je tentai de voir le bon côté des choses. Après le boulot, je me rendrais chez Angela afin de l’aider à rédiger ses invitations. Charlie serait d’excellente humeur parce qu’Edward manquait à l’appel — autant m’en réjouir tant que ça durerait. Alice accepterait de rester avec moi pendant la nuit, si j’étais assez minable pour l’en prier. Demain, mon amoureux serait de retour à la maison. Bref, je survivrais.

  Peu désireuse de me ridiculiser en arrivant trop tôt au travail, je pris tout mon temps pour avaler mon petit déjeuner, céréale après céréale. Je lavai la vaisselle puis organisai en une ligne parfaite les aimants du réfrigérateur. J’étais sans doute en train de développer un trouble obsessionnel compulsif.

  Les deux derniers magnets, des pastilles noires toutes sim
ples que j’aimais bien parce qu’elles retenaient sans difficulté dix feuilles de papier, refusèrent toutefois d’entrer dans ma composition. Leurs pôles se repoussaient ; chaque fois que j’essayais de placer le dernier, l’autre s’éloignait. Pour une raison idiote, le début d’une manie sans doute, cela m’irrita. Pourquoi ces aimants refusaient-ils de jouer le jeu ? M’entêtant sottement, je ne cessai d’insister, comme si j’escomptais qu’ils finiraient par céder. J’aurais pu les changer de place, mais j’aurais eu l’impression de perdre. Finalement, exaspérée — plus par moi-même que par eux —, je les ôtai de la porte du réfrigérateur et les réunis entre mes mains. Il me fallait les contenir, car leur pouvoir était inexorable ; je réussis cependant à les obliger à coexister.

  — Na ! m’exclamai-je à voix haute. Ce n’est pas si pénible, non ?

  Je restai plantée là comme une idiote pendant quelques secondes, luttant pour ne pas m’avouer que mon geste n’aurait aucun effet durable sur les principes scientifiques puis, en soupirant, remis les magnets en place, à quelques centimètres de distance l’un de l’autre.

  — Pas la peine d’être aussi rigides, marmonnai-je.

  Il était encore tôt, je décidai cependant qu’il valait mieux que je m’en allasse avant que les objets inanimés de la maison se mettent à me répondre.

  Lorsque j’arrivai au magasin, Mike lavait les allées à grande eau tandis que sa mère arrangeait un nouveau présentoir. Je les surpris en pleine dispute.

  — Mais Tyler ne peut pas y aller à un autre moment ! geignait Mike. Tu m’as promis qu’après le bac…

  — Tu attendras, rétorqua sa mère. Tyler et toi vous trouverez d’autres occupations. Tu n’iras pas à Seattle tant que la police n’aura pas mis un terme à ce qui se passe là-bas. Beth Crowley est d’accord avec moi, alors pas la peine de chercher à me culpabiliser… Bella ! Bonjour. Tu es bien matinale.

  Karen Newton aurait été la dernière personne au monde à qui j’aurais songé pour vendre des équipements sportifs. Ses cheveux aux impeccables mèches blondes étaient rassemblés en un chignon élégant, le vernis de ses ongles devait tout à une manucure professionnelle, de même que celui de ses orteils, visibles dans les sandales à talons hauts qui étaient fort loin des modèles de chaussures vendues dans la boutique.

  — Il y avait peu de circulation, plaisantai-je en attrapant sous le comptoir la hideuse veste orange fluorescent de rigueur.

  Que Mme Newton fût aussi tracassée que Charlie par les événements de Seattle m’étonnait. Contrairement à ce que j’avais cru, mon père n’exagérait pas la gravité des événements.

  — Hum…, fit-elle en secouant les dépliants qu’elle arrangeait près de la caisse.

  Je me figeai, un bras dans une manche, devinant ce qui allait suivre. Lorsque j’avais annoncé à mes patrons que je ne bosserais pas chez eux cet été, les lâchant en pleine saison touristique, ils avaient décidé de former ma future remplaçante, Katie Marshall. Ils n’avaient pas les moyens de payer deux personnes en même temps, surtout quand les affaires étaient médiocres…

  — J’allais t’appeler, reprit Karen. La journée va être calme. Mike et moi devrions nous en sortir seuls. Je suis désolée que tu te sois levée et déplacée…

  À tout autre moment, j’aurais été heureuse de cette liberté inattendue. Avec Edward au loin… c’était différent.

  — D’accord, soupirai-je en me voûtant.

  Comment allais-je remplir ma journée, maintenant ?

  — C’est injuste, maman, intervint Mike. Si Bella veut travailler…

  — Non, c’est bon, l’interrompis-je. Il faut que je révise, de toute façon…

  Pas question d’être à l’origine d’une autre discorde familiale, alors que l’ambiance était déjà électrique.

  — Merci, Bella. Tu as oublié de laver l’allée quatre, Mike. Ça ne t’ennuie pas de jeter ces dépliants en sortant, Bella ? Je voulais les mettre sur le comptoir, mais je n’ai plus de place.

  — Pas de souci.

  Rangeant ma veste, je fourrai les papiers sous mon bras et sortis sous la pluie fine. Les conteneurs se trouvaient derrière la boutique, où les employés étaient priés de se garer. Je m’y rendis en shootant dans des cailloux pour passer mes nerfs. Je m’apprêtais à balancer le tas de feuillets jaunes dans une poubelle quand le gros titre attira mon œil. Un mot en particulier retint mon attention. Mains crispées sur les prospectus, gorge nouée, je contemplai l’illustration placée sous l’appel rédigé en gras.

  Le dessin représentait une bête sous un sapin, tête penchée en arrière comme si elle hurlait à la lune.

  Tout à coup, je me ruai vers ma camionnette, sans avoir lâché les dépliants. Je ne disposais que de quinze minutes ; le trajet jusqu’à La Push ne prenait en effet guère plus, et j’aurais franchi la ligne invisible interdisant le territoire aux vampires en moins de temps. Le moteur rugit sans protester. Alice n’avait pu déchiffrer mes intentions, car je n’avais rien prémédité. Se décider au tout dernier moment, telle était la solution. Si, par la suite, j’agissais rapidement, la ruse devait fonctionner, en toute logique.

  Dans ma hâte, j’avais jeté les papiers humides sur le siège passager. Une centaine de titres en gras, une centaine de loups hurlant à la lune sur un fond jaune vif.

  Je m’engouffrai sur la nationale, essuie-glaces poussés à fond, ne tenant aucun compte des protestations de mon antique mécanique. Ma voiture ne dépassait malheureusement pas le quatre-vingt-dix kilomètres-heure, je croisai les doigts pour que cela suffise. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où commençait la frontière mais fus soulagée lorsque je doublai les faubourgs de la réserve. Alice n’avait sans doute pas l’autorisation de me suivre jusqu’ici. Je lui téléphonerais lorsque je me rendrais chez Angela, dans l’après-midi, histoire de la rassurer. Et de calmer sa rancune — Edward serait en colère pour deux quand il rentrerait, inutile d’en rajouter.

  Ma camionnette était littéralement hors d’haleine lorsque je me garai devant la maisonnette familière aux façades d’un rouge fané. De nouveau, ma gorge se serra face à mon ancien refuge. Je n’étais pas venue ici depuis tellement longtemps !

  Avant même que j’aie coupé le contact, Jacob sortit sur le seuil, blême de me découvrir chez lui.

  — Bella ?

  — Salut, Jake !

  — Bella !

  Son visage se fendit d’un immense sourire, celui que j’avais tant regretté, pareil à un soleil émergeant des nuages. Ses dents luirent sur sa peau sombre.

  — Je n’y crois pas ! s’écria-t-il.

  Il courut vers moi, m’arracha à mon siège, et nous nous mîmes à sautiller sur place, comme deux mômes.

  — Comment t’es-tu débrouillée pour venir ?

  — J’ai filé en douce.

  — Génial !

  — Bonjour, Bella, me lança Billy en émergeant sur le porche dans son fauteuil roulant.

  — Bonjour, B…

  Je ne pus poursuivre, le souffle coupé par l’étreinte de Jacob, qui me faisait tournoyer.

  — C’est super que tu sois là !

  — Je… ne… peux plus… respirer.

  Rieur, il me reposa sur le sol.

  — Sois la bienvenue à la maison, Bella !

  Ses intonations me donnèrent le sentiment d’être l’enfant prodigue réintégrant son foyer.

  Trop excités pour rester à l’intérieur, nous partîmes en promenade. Jacob bondissait plus qu’il ne marchait, et je dus lui rappeler à plusieurs reprises que mes jambes n’étaient pas aussi longues que les siennes. Au fur et à mesure de la balade, je me surpris à me couler dans une autre version de moi-même, celle que j’avais été à l’époque de mon amitié avec Jake. Un peu plus jeune, un peu moins mature, une fille capable, à l’occasion, de commettre un acte stupide sans raison apparente.

  Notre exubérance marqua le début de notre conversation : comment chacun de nous allait, nos projets respectifs, le temps qu’il me restait, ce qui m’ava
it amenée à La Push. Lorsque je lui confiai, hésitante, le déclic des dépliants, il partit d’un rire énorme qui résonna dans les bois.

  Plus tard cependant, alors que nous dépassions l’épicerie pour nous enfoncer dans les épais fourrés qui bordaient la plage, nous en arrivâmes aux sujets épineux. Trop vite, nous dûmes évoquer les causes de notre longue séparation, et les traits de mon ami se durcirent, affichant le masque amer qui m’était par trop familier.

  — Alors, où en es-tu ? me demanda-t-il en donnant un coup de pied à un morceau de bois avec une violence mal contenue. Depuis la dernière fois… depuis… tu sais, quoi. Ce que je veux dire, c’est… tout est-il redevenu comme avant son départ ? Lui as-tu pardonné ?

  — Il n’y avait rien à pardonner, soupirai-je.

  J’aurais voulu éviter d’aborder les trahisons et les accusations, mais cette étape était incontournable si nous souhaitions sauver notre relation. Jacob fit la grimace, l’air d’avoir suçoté un citron.

  — Je regrette que Sam n’ait pas pris de photo, la nuit où il t’a retrouvée. Rien n’aurait été plus parlant.

  — Nous ne sommes pas ici pour juger.

  — C’est peut-être un tort.

  — Si tu savais pourquoi il est parti, tu ne le blâmerais pas.

  — Ah bon ? Alors, vas-y, étonne-moi.

  L’hostilité de Jacob me pesait ; sa colère me blessait. Elle me rappelait ce lointain et sinistre après-midi où, obéissant aux ordres de Sam, il m’avait annoncé que notre amitié n’était pas possible.

  — Edward m’a quittée à l’automne dernier parce qu’il trouvait préférable que je ne traîne pas en compagnie de vampires. Il m’a abandonnée pour mon bien.

  Jacob sursauta, désarçonné. La réplique qu’il tenait toute prête n’avait plus lieu d’être, visiblement. Je lui avais toutefois tu ce qui avait déclenché la décision d’Edward — le fait que Jasper ait tenté de me tuer.

 

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