HÉSITATION
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Certes, il allait s’accrocher à son projet de mariage comme une glu, manière de retarder l’échéance et, malheureusement, cette clause était efficace. J’avais beau essayer de m’imaginer annonçant la nouvelle de mon mariage pour l’été, à Angela, à Ben, à Mike, j’en étais incapable. Il m’eût été plus aisé de leur dire que je m’apprêtais à devenir vampire. J’étais d’ailleurs certaine que ma mère au moins, pour peu que je lui confiasse les moindres détails, s’opposerait plus vigoureusement à mes noces qu’à ma transmutation. Je voyais déjà sa grimace horrifiée à l’idée de noces aussi précoces.
Pendant une fraction de seconde, s’imposa à moi l’image de notre couple dans une balancelle, sur une véranda, habillé à l’ancienne mode, vestige d’un monde où nul ne s’étonnait de l’alliance à mon doigt, une époque plus facile, où l’amour répondait à des définitions plus simples. Genre, un plus un égale deux…
Jacob grogna et roula sur le flanc. Son bras s’envola du dossier pour me plaquer contre lui. Nom d’une pipe ! Qu’il était lourd ! Et brûlant ! Son contact m’étouffa en quelques minutes à peine. Je tentai d’échapper à son emprise sans le réveiller, mais ses yeux s’ouvrirent d’un coup quand son bras retomba. Il sauta sur ses pieds, regarda autour de lui, angoissé.
— Quoi ? Quoi ? bégaya-t-il, désorienté.
— Ce n’est que moi, Jake. Désolée de t’avoir tiré de ton sommeil.
— Bella ?
— Tu es complètement dans les vapes.
— Oh, flûte ! Navré. J’ai dormi longtemps ?
— Plusieurs émissions de cuisine. J’ai perdu le compte.
— Excuse-moi, dit-il en s’affalant sur le canapé.
— Ce n’est pas grave, le rassurai-je en lui tapotant la tête pour aplatir ses mèches rebelles. Je suis contente que tu te sois reposé.
— Je ne suis bon à rien, ces derniers temps, dit-il en s’étirant et en bâillant. Pas étonnant que Billy ait fichu le camp, je suis tellement ennuyeux.
— Mais non.
— Sortons. Il faut que je me bouge, sinon je vais sombrer de nouveau.
— Rendors-toi, Jake. J’appelle Edward pour qu’il vienne me chercher.
Je tapotai mes poches, m’aperçus qu’elles étaient vides.
— Zut, je vais être obligée de me servir de votre téléphone. J’ai dû oublier le portable dans sa voiture.
— Non, reste ! insista-t-il en m’attrapant au moment où je me levais. Déjà que tu ne me rends presque jamais visite ! Je suis furieux d’avoir gâché tout ce temps.
Tout en parlant, il m’avait entraînée dehors. Le temps avait beaucoup fraîchi pendant cette sieste. D’une manière générale, les températures étaient basses pour la saison. On se serait cru en février, pas début juin. Une tempête devait menacer. Le vent sembla rendre mon ami plus alerte. Pendant quelques instants, il arpenta les abords de la maison, moi à la remorque.
— Je suis un imbécile, marmonna-t-il.
— Qu’y a-t-il, Jake ? Tu t’es endormi, ce n’est pas un drame !
— Je voulais te parler.
— Tu n’as qu’à me parler maintenant.
Je me rappelai brusquement les paroles d’Edward quand il m’avait déposée à la frontière. Comme quoi Jacob me confierait sûrement ce qu’il braillait dans sa tête. Je cédai à la nervosité.
— Écoute, reprit Jake, je comptais m’y prendre différemment.
Il éclata de rire, un peu comme s’il se moquait de lui-même.
— De façon moins abrupte, enchaîna-t-il. Progressivement. Sauf que je n’ai plus le temps.
Il lâcha un nouveau ricanement embarrassé.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demandai-je.
Il respira profondément.
— Il faut que je te dise quelque chose. Tu le sais déjà, mais il est nécessaire que je le formule à haute voix. Histoire de balayer tout malentendu.
Je me braquai, il s’arrêta. Reprenant ma main, je croisai mes bras. Soudain, je compris que je ne tenais pas à écouter ce qu’il mijotait. Il fronça les sourcils, renfonçant ses yeux noirs dans l’ombre de ses orbites, et vrilla son regard sur le mien.
— Je suis amoureux de toi, Bella, assena-t-il d’une voix ferme. Je t’aime. Et je veux que tu me choisisses à sa place. J’ai conscience que tu ne partages pas mes sentiments, n’empêche, c’est la vérité, et elle est incontournable. Tu dois savoir que tu as le choix. Je refuse qu’un non-dit se mette en travers de notre chemin.
15
Pari
Je le regardai durant une longue minute, bouche bée. J’étais à court de mots, ahurissement qui eut le don de transformer sa gravité en gaieté.
— Voilà, c’est tout, rigola-t-il.
— Jake… Je ne peux… je ne… il faut que j’y aille.
Je tournai les talons, il me retint par les épaules.
— Attends, j’ai une question. Préfères-tu que je reste au loin, et que nous cessions de nous voir ? Sois franche.
J’étais si déboussolée qu’il me fallut un moment pour trouver une réponse.
— Non, finis-je par admettre, déclenchant un grand sourire chez lui. Mais j’ai envie de te voir pour des raisons différentes des tiennes.
— Lesquelles ?
— Tu me manques quand tu n’es pas là. Lorsque tu es heureux, je le suis aussi. Comme pour Charlie. Tu fais partie de ma famille, Jacob. Je t’aime, mais je ne suis pas amoureuse de toi.
— Il n’empêche que tu me souhaites à tes côtés.
— Oui, soupirai-je.
Il était impossible de le rebuter.
— Alors, compte sur moi pour te coller aux basques.
— Tu t’exposes à des ennuis, là.
— Oui.
Du bout des doigts, il caressa ma joue. J’assenai une tape sur sa main.
— Au moins, tiens-toi correctement ! grondai-je.
— Non. À toi de décider, Bella. Soit tu me prends comme je suis, mauvaise éducation comprise, soit tu ne me prends pas du tout.
— Voilà qui n’est pas très sympa.
— Tu ne l’es pas non plus.
Prise de court, je reculai. Il avait raison. Si j’avais été moins égoïste, je lui aurais répondu que je ne voulais pas de son amitié et je serais partie. Il était nul d’essayer de préserver des liens qui risquaient de lui faire du mal. Soudain, j’étais paumée, plus sûre de rien, sinon que je ne me comportais pas bien.
— C’est vrai, murmurai-je.
— Je te pardonne, s’esclaffa-t-il. Tâche seulement de ne pas te mettre trop en colère contre moi. J’ai décidé que je ne renoncerais pas. Les causes perdues ont quelque chose d’irrésistible.
— C’est lui que j’aime, Jacob, ripostai-je en tentant de le ramener au sérieux. Il est toute ma vie.
— Tu m’aimes aussi. Pas de la même façon, certes. Et il n’est pas toute ta vie. Plus maintenant. Avant oui, peut-être, plus depuis qu’il t’a abandonnée une fois. Désormais, il va devoir assumer les conséquences de son choix d’alors — moi.
— Tu es pénible.
Soudain, il recouvra sa gravité et prit mon menton d’une main ferme, m’empêchant de tourner la tête.
— Je serai là, Bella, jusqu’à ce que ton cœur cesse de battre. N’oublie pas que tu as plusieurs options.
— Je n’en veux pas. Et les battements de mon cœur sont comptés. Le délai s’amenuise.
— Raison de plus pour que je me batte de toutes mes forces, tant que c’est possible.
Il me tenait toujours, malgré mes efforts pour lui échapper, serrant ma mâchoire au point que c’en était douloureux. Je décelai un éclat dans sa prunelle, signe d’une résolution nouvelle. Je voulus protester. Trop tard ! Ses lèvres écrasèrent les miennes, tuant dans l’œuf mes objections. Il m’embrassa avec colère, avec hargne, sa deuxième main se plaquant sur ma nuque, rendant toute évasion impossible. Je me débattis, il ne sembla même pas s’en apercevoir. Sa bouche était douce, en dépit de sa rage, elle se moulait sur la mienne
d’une façon et avec une tiédeur qui ne m’étaient pas familières.
J’attrapai son visage, essayai de le repousser, en vain. Il le remarqua, et cela l’exaspéra. Ses lèvres forcèrent les miennes, son haleine brûlante envahit ma bouche. Je cessai alors de lutter, ouvris grands les yeux, mes bras retombant contre mes flancs. Je me contentai d’attendre qu’il veuille bien cesser. Ça fonctionna. La fureur parut s’évaporer, et il recula pour me regarder. Il appuya doucement ses lèvres sur les miennes, à une, deux, trois reprises. Je ne réagis pas, statufiée. Il finit par renoncer, me lâcha.
— Tu en as terminé ? demandai-je d’une voix plate.
— Oui, souffla-t-il en fermant les paupières, une ombre de sourire sur le visage.
Alors, je lui assenai un coup de poing en pleine bouche, y mettant tout mon cœur. Il y eut un bruit d’os brisés.
— Ouille ! Ouille ! hurlai-je en sautant sur place, ma main contre ma poitrine.
Elle était cassée, j’en étais sûre.
— Ça va ? s’enquit-il, surpris.
— Non, bon Dieu ! Tu m’as cassé la main.
— Je n’ai rien fait de tel, Bella. Tu t’es débrouillée toute seule. Et maintenant, arrête de cabrioler partout et laisse-moi jeter un coup d’œil dessus.
— Ne me touche pas ! Je rentre !
— Je vais chercher la voiture, répliqua-t-il, très calme.
Il ne se frottait même pas la mâchoire, comme les acteurs dans les films. Minable !
— Inutile, crachai-je. Je préfère encore marcher.
Je partis en direction de la route. La frontière n’était qu’à quelques kilomètres. Dès que je me serais éloignée de lui, je réintégrerais l’esprit d’Alice. Elle enverrait quelqu’un à ma rescousse.
— Permets-moi de te raccompagner, insista Jacob.
Il eut le culot d’enlacer ma taille. Je m’écartai aussitôt.
— Très bien, raccompagne-moi ! J’ai hâte de voir ce qu’Edward t’infligera. J’espère bien qu’il te tordra le cou, espèce de sale clébard cinglé et répugnant !
Il se borna à lever les yeux au ciel. Il m’aida à m’asseoir dans sa voiture. Quand il s’installa derrière le volant, il sifflotait.
— Tu n’as pas eu mal ? demandai-je, partagée entre l’agacement et la colère.
— Tu rigoles ? Si tu ne t’étais pas mise à piailler, je ne me serais même pas rendu compte que tu avais essayé de me frapper. J’ai beau ne pas être dur comme la pierre, moi, je ne suis pas non plus une lavette.
— Je te hais, Jacob Black.
— Tant mieux. La haine est une passion.
— Je t’en ficherais, de la passion. Et du meurtre, l’ultime crime passionnel.
— Du calme, s’exclama-t-il joyeusement, l’air d’avoir envie de se remettre à siffler. C’était sûrement mieux qu’embrasser un caillou.
— Rêve, mon pote !
— Ça ne te coûterait pas grand-chose de l’avouer, répliqua-t-il, vexé.
— Encore faudrait-il que ce soit vrai.
Il parut inquiet, puis se rasséréna.
— Bah, tu es furax, c’est tout. Je n’ai pas beaucoup d’expérience dans ce domaine mais, personnellement, j’ai trouvé ça plutôt génial.
— Pfff !
— Tu y repenseras cette nuit. Quand il te croira endormie, tu réfléchiras à tes options.
— Si je pense à toi cette nuit, ce sera durant un cauchemar.
Ralentissant, il se tourna vers moi et me fixa de ses yeux sombres et sérieux.
— Songe un instant à ce que ça pourrait être, Bella, plaida-t-il avec une tendresse pleine d’espoir. Tu n’aurais pas à changer quoi que ce soit pour moi. Charlie serait heureux que tu me choisisses. Je te protégerais aussi bien que ton vampire, mieux peut-être. Je te rendrais heureuse, Bella. Il y a tant de choses que je suis en mesure de t’offrir et pas lui. Je parie qu’il ne peut même pas t’embrasser comme ça, parce qu’il risque de te blesser. Moi, jamais, jamais je ne te blesserai.
Je montrai ma main abîmée.
— Ce n’est pas ma faute, soupira-t-il. Tu aurais dû réfléchir avant de me frapper.
— Sans lui, je ne serai pas heureuse, Jacob.
— Tu n’as pas essayé. Quand il t’a quittée, tu as dépensé toute ton énergie à t’accrocher à lui. Si tu te laissais aller, tu réussirais à être heureuse. Avec moi.
— Je n’ai envie d’être heureuse avec personne d’autre que lui.
— Tu ne pourras jamais compter sur lui comme sur moi. Il t’a déjà laissée, il recommencera.
— Non, grondai-je en serrant les dents, la souffrance de ce souvenir me giflant comme un fouet. Et tu m’as abandonnée une fois aussi, ajoutai-je froidement en me rappelant les semaines durant lesquelles il m’avait fuie et les paroles qu’il avait prononcées dans le bois près de chez moi.
— C’est faux ! se défendit-il avec ardeur. Ils m’ont dit que je n’avais pas le droit de… qu’il était dangereux pour toi d’être avec moi. Mais je ne suis pas parti. Je venais rôder le soir autour de ta maison, comme maintenant, afin de m’assurer que tu allais bien.
Il était hors de question de l’autoriser à me culpabiliser ainsi.
— Ramène-moi, lui ordonnai-je. J’ai mal à la main.
Il soupira derechef, reprit une allure normale et se concentra de nouveau sur la route.
— Réfléchis-y, Bella.
— Non.
— Si. Ce soir. Et je penserai à toi pendant que tu penseras à moi.
— Je te répète que ce sera un cauchemar, alors.
— Tu m’as rendu mon baiser, affirma-t-il, tout sourire.
J’en fus estomaquée. De rage, je serrai les poings, et ma main blessée m’arracha un hoquet.
— Ça va ? s’inquiéta-t-il.
— Je ne t’ai rien rendu du tout !
— Je crois que si.
— Des clous ! J’essayais juste de te repousser, espèce de crétin !
Il partit d’un long éclat de rire.
— Qu’est-ce que tu es teigneuse ! Un peu trop sur la défensive, même.
J’inspirai un bon coup. Inutile d’argumenter, il déformait mes paroles. Je me mis à plier et déplier mes doigts pour tenter de déterminer les endroits où les os étaient brisés. Des élancements coururent le long de mes phalanges, et je gémis.
— Je suis désolé, s’excusa Jacob, apparemment sincère. La prochaine fois que tu me frappes, sers-toi d’une batte de base-ball ou d’une clé à molette.
— J’y compte bien.
Soudain, je m’aperçus que nous étions dans ma rue.
— Pourquoi m’as-tu amenée ici ? demandai-je.
— Ben quoi ? Tu voulais rentrer chez toi, non ?
— J’imagine que tu ne peux pas me conduire chez Edward, hein ?
Un éclair de souffrance traversa son visage. Cette requête l’affectait par-dessus tout.
— Tu es chez toi, ici, murmura-t-il.
— Sauf qu’aucun médecin n’y habite.
— Ah ! Je peux t’emmener à l’hôpital. Moi ou Charlie.
— Je n’ai pas envie d’y aller. C’est inutile et embarrassant.
Il se gara devant la maison, réfléchissant. La voiture de patrouille était parquée dans l’allée.
— Allez, rentre, maintenant, soupirai-je.
Sans attendre sa réponse, je descendis maladroitement de la Golf et me dirigeai vers la porte. Derrière moi, j’entendis le moteur s’arrêter, et je fus moins surprise qu’agacée de découvrir Jacob à côté de moi.
— Que vas-tu faire ? s’enquit-il.
— Mettre de la glace sur ma main, puis appeler Edward pour qu’il me conduise à Carlisle qui me soignera. Ensuite, si tu traînes encore dans le coin, je chercherai une clé à molette.
Sans un mot, il m’ouvrit la porte. Nous entrâmes. Charlie était allongé sur le canapé.
— Salut, les enfants ! lança-t-il en s’asseyant. Heureux de te voir ici, Jake.
— Bonjour, Charlie, répondit ce derni
er.
Je fonçai à la cuisine.
— Qu’est-ce qu’elle a ? marmonna mon père.
— Elle croit qu’elle s’est cassé la main.
Je tirai le bac à glaçons du congélateur.
— Et comment s’y est-elle prise ? poursuivit Charlie.
Je le trouvais un peu trop amusé à mon goût, pas assez soucieux.
— En me frappant, rigola Jacob.
Les rires de Charlie firent écho au sien. Furibonde, je tapai le bac contre les rebords de l’évier. Les glaçons s’éparpillèrent dedans, et j’en pris une poignée que j’enveloppai dans un torchon.
— En quel honneur ?
— Parce que je l’ai embrassée.
— Félicitations, mon gars !
Furieuse, je composai le numéro d’Edward. Il décrocha tout de suite.
— Bella ?
Sa voix trahissait plus que du soulagement — une joie sans égale. Le bruit de la Volvo me parvint en arrière-fond. Il était déjà dans sa voiture. Bien.
— Tu as oublié le portable, poursuivit-il. Je suis désolé. Jacob t’a raccompagnée chez toi ?
— Oui. Viens me chercher, s’il te plaît.
— Je suis en route. Que se passe-t-il ?
— Je voudrais que Carlisle examine ma main. Elle est cassée, me semble-t-il.
Dans le salon, les deux idiots s’étaient tus. J’espérais que Jacob ne tarderait pas à s’en aller. J’eus un sourire mauvais en imaginant son malaise.
— Comment est-ce arrivé ? demanda Edward.
— J’ai donné un coup de poing à Jacob.
— Bien. Navré que tu te sois fait mal.
— Je regrette de ne pas lui avoir fait mal à lui.
— Je peux t’arranger ça, si tu veux.
— Je n’en attendais pas moins de toi, merci.
— Voilà qui ne te ressemble pas. La raison de ce coup ?
— Il m’a embrassée.
Pour seule réponse, j’eus droit au rugissement du moteur tandis que la voiture accélérait.