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Mon fiancé, sa mère et moi

Page 14

by Brenda Janowitz


  J’enfourne le reste de mon cannoli que je fais descendre avec une dernière gorgée de café et nous voilà partis.

  Ma mère m’a toujours défendu de monter dans la voiture d’un étranger. Mais j’imagine qu’un ami d’ami d’ami d’ami, ce n’est pas la même chose. Même s’il a suffisamment de relations pour m’envoyer dans l’Hudson les pieds lestés de béton…

  Trois quart d’heure plus tard, nous avons écouté toute la face A de Ring-a-Ding Ding !, le fameux succès de Frank Sinatra et nous entrons dans un garage couvert à un bloc de Gilson, Hecht et Trattner. Une place de parking en centre-ville coûte plus cher que le montant de l’acompte pour l’achat d’une maison, mais, apparemment, Jay connaît le directeur du parking.

  — Quelle surprise ! s’exclame Jack en nous découvrant, Jay et moi, sur le seuil de son bureau.

  J’entre la première, Jay me suit la caméra à l’épaule comme si j’étais Ed McMahon apportant un énorme chèque.

  — Nous avons pensé que nous pourrions faire quelques clichés de toi au travail, dis-je en lui plantant un léger baiser sur les lèvres. Tu sais, pour la vidéo du mariage ?

  — Super, dit-il en se levant de son bureau, avez-vous déjà déjeuné? Je peux faire une pause maintenant et aller déjeuner à la cafétéria.

  — Continuez à filmer, dis-je à Jay, puis je me tourne vers Jack. Non, chéri, j’ai déjà grignoté quelque chose, et de toute façon je tiens à ce que Jay te filme en train de travailler.

  — Tu veux vraiment des images de moi au travail pour la vidéo de notre mariage ? demande Jack en se passant la main dans les cheveux.

  — Pourquoi ? Evidemment, il y a toujours des images du fiancé à son boulot sur les vidéo de mariage !

  — Ah, bon, dit Jack en se rasseyant à contrecœur.

  — Sois naturel, c’est tout.

  — D’accord, dit Jack.

  Il regarde autour de lui d’un air inquiet comme s’il s’attendait à ce qu’Allen Funt ou Ashton Kutcher sortent de derrière un pot de fleur pour un nouvel épisode de la caméra cachée.

  — Et de toute façon, grâce à toi, j’ai beaucoup trop de travail pour rester, dis-je à Jack en l’embrassant pour lui dire au revoir.

  Jack rit, me dit qu’il m’aime et je sors. J’attrape Jay au passage et je lui murmure discrètement que si, par hasard, il aperçoit une jolie rousse à l’accent du sud ayant visiblement un penchant pour les hommes mariés tourner autour de Jack, qu’il se sente tout à fait libre de la mitrailler. Au moment de prendre l’ascenseur, je me dis que, tant que je suis là, autant en profiter pour rendre une petite visite à Vanessa. Je fais demi-tour et je tombe nez à nez avec un ancien partenaire junior avec lequel j’avais travaillé autrefois. Je ne l’appréciais pas beaucoup à l’époque, mais je me force néanmoins à être aimable.

  — Bonjour, Larry, dis-je avec un sourire forcé.

  — Miller, dit-il, justement celle que je voulais voir. Est-ce que tu es disponible immédiatement pour une réunion? Attrape un bloc, j’ai besoin de toi.

  — Pardon?

  De quoi parle-t-il ? Est-ce que ce type n’a pas compris que je suis partie de chez Gilson, Hecht et Trattner depuis presque un an ? C’est incroyable qu’il ne s’en soit pas rendu compte. Mais si c’est le cas, pourquoi est-ce que Jack m’a forcée à passer des jours entiers à rédiger et envoyer des dizaines de notes de départ par mail dans le souci de ne froisser ni de ne fâcher personne, au risque de me faire radier de l’ordre des avocats ?

  Ne vous méprenez pas, c’est tout un art de rédiger la fameuse note de départ. Lorsqu’un associé d’une grande firme juridique s’en va, voici ce qu’il rêve de dire :

  De : Brooke Miller bmiller@gilsonhecht.com

  A : Bureau de NYC personnel@gilsonhecht.com

  Objet : Enfin, je suis partie d’ici, bande d’imbéciles !

  Je vous hais. Tous. Depuis la première minute où je suis entrée chez vous, vous avez fait de ma vie un enfer et bien que j’aie appris pas mal de choses, j’aurais mieux fait d’aller bosser comme pompiste dans une station-service.

  Je n’ai accepté de travailler ici qu’à cause de l’énorme salaire que vous me versiez et parce que je devais rembourser le très gros emprunt que j’avais fait pour payer mes études. Maintenant que j’ai payé mes dettes, si je devais encore vous subir une seconde de plus, je préférerais me crever les yeux.

  Signé : l’associée anonyme no 536

  Brooke Miller

  Gilson, Hecht et Trattner

  425 Park Avenue

  11e étage

  New York, New York 10022

  Note de confidentialité :

  Les informations contenues dans ce message électronique sont confidentielles et uniquement destinées aux personnes nommées ci-dessus. Si vous n’êtes pas le destinataire, vous devez effacer ce message sans le lire ni ouvrir ses pièces jointes, ne l’envoyer ni le répandre d’aucune manière, et aviser Gilson, Hecht et Trattner par réponse à l’envoyeur ou téléphoner au 1(800) GILSON. Merci d’avance.

  Voici ce que j’avais vraiment écrit :

  De : Brooke Miller bmiller@gilsonhecht.com

  A : Bureau de NYC personnel@gilsonhecht.com

  Objet : Un au revoir affectueux à tous les membres de Gilson, Hecht et Trattner

  Comme beaucoup d’entre vous le savent, aujourd’hui est mon dernier jour chez Gilson, Hecht et Trattner. J’ai passé cinq années fantastiques ici, années pendant lesquelles j’ai beaucoup appris. J’ai eu l’honneur de travailler avec certains des plus exceptionnels avocats pratiquant à New York et j’ai également rencontré ici des amis très chers et des personnes vraiment fantastiques. Il est temps pour moi de partir vers de nouvelles aventures, mais je repenserai toujours avec beaucoup d’émotion à cette période ma vie.

  Cordialement,

  Brooke

  Brooke Miller

  Gilson, Hecht et Trattner

  425 Park Avenue

  11e étage

  New York, New York 10022

  Note de confidentialité :

  Les informations contenues dans ce message électronique sont confidentielles et uniquement destinées aux personnes nommées ci-dessus. Si vous n’êtes pas le destinataire, vous devez effacer ce message sans le lire ni ses pièces jointes, ne l’envoyer ni le répandre d’aucune manière, et aviser Gilson, Hecht et Trattner par réponse à l’envoyeur ou téléphoner au 1(800) GILSON. Merci d’avance.

  Evidemment la partie « Merci mon Dieu, au moins j’ai rencontré mon fiancé. Donc toutes ces années passées à la firme n’ont pas été une totale perte de temps » est implicite, au même titre que « Je vous hais. Tous »…

  — J’ai une réunion avec Janobuilder Corp. Il me semble que tu as travaillé sur cette affaire quand tu étais en première année ? me dit Larry d’une voix essoufflée.

  Ou impatiente peut-être?

  — Oui, mais je ne travaille plus ici.

  Visiblement, Larry n’a pas lu la fameuse note de départ politiquement correcte. Aurais-je dû envoyer le mail Je vous hais ?

  Larry ne répond pas, il tourne les talons et s’en va en maugréant.

  Je fais demi-tour et j’appuie avec colère sur le bouton de l’ascenseur. Il faut que je quitte cet immeuble le plus vite possible avant que quelqu’un ne me tombe de nouveau dessus pour me demander de travailler pour lui. Vanessa comprendra. De toute façon, il est temps que je retourne à ma propre firme. Où mes collègues pourront m’accoster dans mes propres couloirs !

  16

  Ne pleure pas.

  Fais un petit effort.

  Ne pleure pas !

  Je ne pleurerai pas. Je suis une avocate forte et tenace et je peux faire face à toutes les situations. Y compris aux vingt boîtes remplies de documents que Jack vient de m’envoyer.

  Une vraie partie de plaisir. Après tout, il ne me faudra que quatre à cinq heures pour étudier le contenu d’une seule boîte. Ce n’est pas si terrible, n’est-ce pas ? Cela ne fait que, voyons, quatre-vingts à cent heur
es de boulot en perspective.

  Alors que je suis attendue au Pierre dans quarante-cinq minutes…

  La seule chose que je puisse faire pour échapper aux festivités de l’après-midi, c’est me faire porter pâle. Cela me va du reste parfaitement bien. Après tout, je n’ai même pas envie de me marier là-bas. Ce sont les parents de Jack qui ont fait ce choix et qui ont contraint mes parents de l’accepter. Et je me moque pas mal de ce qu’ils serviront au dîner. Mon père va monopoliser la conversation et sera intarissable comme d’habitude sur la qualité de sa viande chérie. Je suis certaine qu’on servira la traditionnelle coupe de champagne, ce qui fait que ma mère devrait être très vite totalement allumée. Et je suis sûre aussi que mon père aura déjà eu le temps de convenir d’un bon deal avec le chef. Alors pourquoi auraient-ils besoin de ma présence pour établir le menu? Ils ne se rendront même pas compte de mon absence.

  Je m’entraîne à tousser et je m’allonge à moitié dans mon fauteuil, puis quand je suis prête, je compose le numéro de portable de ma mère. En attendant qu’elle décroche, je prononce une série d’« allô ? » déchirants. J’atteins sans mal la perfection car la simple vue des vingt boîtes de documents à lire et à trier me rend littéralement malade.

  — Toc, toc, annonce une voix à ma porte. On dirait bien qu’il y a quelqu’un là-dedans qui a du pain sur la planche !

  Je sursaute et raccroche aussitôt.

  — Jack! dis-je en me levant pour l’accueillir. Qu’est-ce que tu fais là ?

  — Je me suis dit que j’allais venir te chercher pour aller au Pierre, dit-il, ses yeux bleus pétillant.

  Je souris et j’oublie mon travail un moment. Le travail que lui m’a donné. Mais ce n’est pas cela le plus important, ce qui compte, c’est ma relation avec lui. C’est l’homme dont je suis tombée amoureuse, c’est l’homme avec qui je veux passer le reste de ma vie. Je le sais depuis le début, je peux tout mener de front et tout réussir, ma vie sentimentale avec mon fiancé parfait et ma vie professionnelle avec cette affaire que je vais gagner. Et tout cela sur des talons de douze centimètres.

  — Et j’avais envie aussi de voir ta tête quand tu recevrais ces boîtes de documents, poursuit-il en désignant les deux dizaines de boîtes qu’il a fait livrer le matin même.

  Voici l’homme qui est en train de faire de ma vie un enfer. C’est l’homme que je vais décimer face à la cour.

  — C’est un exemple de ton sens de l’humour?

  — C’est toi qui les as demandés, proteste-t-il.

  — J’ai commencé à jeter un coup d’œil à la première boîte et il y a déjà des tonnes de choses en double. Cela va me demander deux fois plus de temps que nécessaire pour tout trier.

  — La procédure civile de la cour fédérale ne dit rien au sujet de documents envoyés en double et nous ne disposions que d’un délai très court. Ce n’est pas comme si nous avions pu disposer d’un auxiliaire juridique qui aurait pu contrôler les éventuelles tromperies, dit-il avec un grand sourire.

  Je ne souris plus.

  — Et il y a là-dedans des tonnes de documents que je n’ai pas demandés et qui n’ont rien à voir avec ma requête.

  — Eh bien, dit Jack avec un sourire narquois et satisfait, je voulais être sûr de ne rien oublier. Le juge aurait été furieux, si nous ne t’avions pas envoyé tout ce que tu avais demandé.

  — Est-ce que ce type est censé prendre mes classeurs en vidéo ? demande Jack à propos de Jay, alors que nous nous dirigeons vers les ascenseurs. Il risque d’y avoir des informations confidentielles sur le film de notre mariage !

  — Oh, je t’en prie, Jackie, nous ne voulons que quelques images en arrière-plan de toi dans ton milieu naturel.

  — Mais mon milieu naturel n’est pas le bureau!

  — Vraiment ? dis-je de mon air le plus innocent en rentrant dans l’ascenseur.

  — Non, mon milieu naturel, c’est là où tu te trouves, répond-il en m’embrassant dès que les portes se referment sur nous.

  Nous nous embrassons pendant tout le trajet en ascenseur puis, arrivés en bas, nous sautons dans le premier taxi qui passe. Quinze minutes plus tard, nous tournons à l'angle de la Ve Avenue et nous nous garons devant le Pierre, juste en face de Central Park. Un portier en uniforme ouvre ma portière et je sors lentement. Avec ses détails originaux des années trente parfaitement conservés, le lobby est vaste et luxueux et « témoigne d’une élégance discrète », comme le promet le site Web de l’hôtel. Cela me rappelle quelque chose, me dis-je à mesure que j’avance. Depuis l’entrée en marbre blanc et noir, jusqu’aux délicates moulures sur les murs en passant par la moquette bleu roi, j’ai une impression étrange de déjà-vu. Et ce n’est pas parce que je suis venue ici dans le passé pour différents événements. Il y a quelque chose au Pierre qui me rappelle un autre lieu que j’ai vu récemment.

  La maison des parents de Jack.

  Assis dans le coin droit du lobby, les parents de Jack ont l’air chez eux, et parlent tranquillement en nous attendant. Dans le coin opposé, mes parents tournent en rond d’un air gêné et mal à l’aise, comme une strip-teaseuse dans une église (ou plutôt, en l’occurrence, deux strip-teaseurs). Le lobby est si imposant que nos deux familles ne se sont pas encore vues.

  Ladies and gentlemen, à ma gauche voici Barry « le Boucher » Miller, originaire de Long Island, mesurant un mètre quatre-vingts et pesant cent dix kilos, cent soixante avec sa femme, Mimi. A ma droite, voici Edward « le Juge » Solomon, vivant dans les beaux quartiers de Philadelphie, mesurant un mètre quatre-vingt-dix et pesant à lui seul dans les cent kilos, et beaucoup plus si vous rajoutez sa femme, puisque celle-ci porte aujourd’hui, et c’est un signe, un pantalon large!

  Rencontre des parents, deuxième round ! Ding!

  Je sais ce que vous pensez, puisque leur première entrevue ne s’est pas déroulée comme nous l’espérions, pourquoi recommencer? Je dirais que je suis du genre à m’accrocher, j’ai eu cette idée folle de convier nos deux familles ensemble afin de repartir sur de nouvelles bases. Après tout, nous sommes réunis pour fêter un heureux événement – le mariage du plus jeune des enfants Solomon et de la fille unique de mes parents. Voilà pourquoi j’étais persuadée que chacun viendrait animé de bonnes intentions et bien décidé à gommer toutes nos différences. Cette réunion d’aujourd’hui au Pierre devait être la première étape de la création d’une grande et belle famille. Le genre de grande et belle famille dont un enfant unique comme moi a toujours rêvé.

  Plantée au milieu du lobby, entre les deux clans, une pensée me traverse l’esprit pour la première fois : cela pourrait bien ne pas marcher comme prévu.

  Je remercie Dieu de ne pas avoir invité les sœurs et les beaux-frères.

  Nos parents nous rejoignent et nous nous saluons tous d’un air gêné, puis la coordinatrice du mariage nous rejoint et je fais les présentations.

  Quand j’ai appris que nous travaillerions avec l’un des coordinateurs de mariage de l’hôtel Pierre, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai aussitôt eu la vision d’un Européen homosexuel joyeux et plein d’entrain, sorti tout droit du Père de la mariée (l’incarnation de Steve Martin, évidemment). Ou bien de J. Lo dans Wedding Planner avec ses fabuleuses coiffures et son maquillage extraordinaire (mais sans la fin, quand elle part avec le fiancé, évidemment). Ce dont les familles ont besoin, c’est une personne extravagante qui leur fasse oublier leurs divergences et leur permette de se focaliser sur l’essentiel. Il faut quelqu’un qui mette le projecteur sur les fiancés, et non pas sur leurs familles. Enfin, juste sur la fiancée, parce qu’il faut dire les choses comme elles sont, un mariage concerne surtout la mariée.

  Je vous en prie ! Comme si vous ne vouliez pas que le monde entier tourne autour de vous quand vous préparez votre mariage ! Nous avons donc besoin de quelqu’un qui désamorce les conflits, un arbitre, une personne qui détourne l’attention, ou au pire, un bouc émissaire.

  Mais nous héritons de Catherine Glass. Une petite blonde avec perles aux or
eilles et tailleur bleu marine, totalement passe-partout et inoffensive, inodore et sans saveur. C’est ça le fameux coordinateur de mariage complètement déjanté et fabuleux du Pierre ? Où est passée J. Lo ?

  Quelle déception !

  Catherine nous emmène dans son bureau meublé d’une grande table de conférence chargée de neuf types de nappes, quatre menus, des douzaines d’albums-photos d’événements passés et sept chaises.

  Elle prend place au bout de la table devant un impressionnant bloc-notes en cuir. Ma famille s’assied d’un côté de la table et la famille de Jack en face. Je me demande un instant si je ne vais pas proposer à tout le monde de se lever et de s’asseoir au hasard, mais je pense finalement que le mieux est de ne rien dire, en espérant que personne n’aura remarqué que nous sommes assis comme si nous étions des adversaires dans The People’s Court.

  — Donc, commence Catherine, sans lever le nez du bloc-notes sur lequel elle griffonne quelque chose, combien de personnes comptez-vous inviter à cette réception ?

  — Nous aimerions quelque chose de petit et d’intime, commence ma mère en posant ses mains sur la table.

  Je fais la même chose en lui souriant.

  — Oui, nous sommes tout à fait d’accord, dit la mère de Jack.

  Je pousse un profond soupir de soulagement. Peut-être que la journée ne sera pas aussi catastrophique que je le craignais. Nous sommes déjà d’accord sur l’essentiel!

  — J’ignore combien de personnes vous comptez inviter de votre côté, poursuit-elle, mais en ce qui nous concerne, cela tournera autour de six cents.

  — Six cents quoi ? demande mon père.

  — Comme vous êtes drôle, Barry ! s’esclaffe la mère de Jack.

  — Six cents invités? dis-je en regardant Jack.

  Nous avons toujours eu envie de faire un mariage intime. Jack prend un album de photos et se plonge dedans.

  — Oui, répond-il en tournant les pages sans me regarder, seulement six cents. Je crois que l’on peut s’en tenir là.

 

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